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Denis Matsuev au Victoria Hall: notes à gogo, musique en souffrance

Le pianiste russe a parfaitement dominé les embûches techniques des sonates de Beethoven et de Liszt inscrites à son récital, lundi soir à Genève. Mais la musique, il fallait la chercher

C’est une lecture au premier degré, pleine de doigts et de force dans les bras, qu'a livrée le Russe Denis Matsuev au Victoria Hall de Genève. — © Звёзды на Байкале 2017
C’est une lecture au premier degré, pleine de doigts et de force dans les bras, qu'a livrée le Russe Denis Matsuev au Victoria Hall de Genève. — © Звёзды на Байкале 2017

Le programme était superbe: le pianiste l’était moins. Lundi soir, Denis Matsuev a ouvert la nouvelle saison des «Grands Interprètes» au Victoria Hall de Genève. On connaît cet athlète du clavier pour sa virtuosité à toute épreuve, une technique d’acier. Mais est-ce suffisant quand on aborde des pics vertigineux comme l’Appassionata et la Sonate opus 111 de Beethoven, ou encore la Grande Sonate de Liszt?

Très applaudi, Denis Matsuev a naturellement impressionné par sa maîtrise digitale et son lot de décibels. Dans l’Appassionata, le soliste développe un jeu très terrien, aux graves d’airain. Il imprime une forte armature à l’œuvre. Le mouvement central, joué de manière très timbrée, laisse entrevoir quelques instants de cantabile (les deuxième et troisième variations), mais sitôt après avoir franchi la transition vers le finale, le pianiste russe repart dans sa course-poursuite sportive et effrénée.

Brutalité

Certes, des interprétations poids plume et trop raffinées ne servent pas l’œuvre de Beethoven, mais faut-il à ce point brutaliser l’instrument? Prendre à bras le corps le finale dans une sonorité burinée qui ne suggère rien d’autre qu’une agitation vaine? N’y a-t-il pas autre chose derrière cette course à l’abîme? Une forme d’inquiétude, d’angoisse existentielle? On cherche en vain un sens à ce flot de notes qui filent tout droit et finissent par devenir assourdissantes, comme la coda de l’allegro final.

L’Opus 111 est légèrement meilleur. Le premier mouvement évoque le choc des éléments dans des sonorités à nouveau burinées. Mais le pianiste s’emporte et, du coup, le son s’enlaidit dans les forte. L’Arietta réserve quelques lueurs d’inspiration, avec des phrasés bien conduits et modelés, mais curieusement, Matsuev devient un peu décoratif là où la musique devrait – ou pourrait – suggérer les confins de l’univers, l’approche du néant. Il n’empêche: ses trilles sont magnifiques et il est capable, enfin, de développer de belles sonorités irisées. L’élévation spirituelle, elle, n’y est pas.

Assauts percussifs

Les deux pièces de Tchaïkovski revêtent un caractère plus divertissant. Quant à la Sonate de Liszt, elle pâtit d’un excès de poids, d’assauts percussifs toujours aussi démonstratifs, octaves assénées, sans parvenir à entrer au cœur du propos musical. Où est la noblesse de Liszt? Sa délicatesse, sa féminité? Le conflit entre la chair et l’esprit, l’ambiguïté entre le trivial et le transcendant – sans parler du mythe de Faust que des pianistes comme Arrau et Brendel y ont vu? C’est une lecture au premier degré, pleine de doigts et de force dans les bras, sans grande finesse.

Par comparaison, les deux premiers bis procurent enfin la poésie attendue: délicatesse dans La Tabatière à musique d’Anatoli Liadov, souplesse d’articulation dans l’Etude Opus 76 No2 de Sibelius. Matsuev – qui a l’air sympathique au demeurant – repart dans son show à la russe, pas si loin d’un show à l’américaine, avec la pièce de Peer Gynt, de Grieg, arrangée par Grigory Ginzburg, qui se termine dans un fracas assourdissant. Mission accomplie, torrent d’applaudissements; il est temps de rentrer chez soi.