Ils disent un autre temps. Chucho Valdés, 70 ans, Omara Portuondo, dix de plus, qui ont grandi dans la révolution cubaine, la fermeture des casinos pour Américains puis leur réouverture à l’adresse des touristes allemands, la rigueur neigeuse des professeurs de piano russes qui faisaient le voyage de La Havane pour enseigner à articuler Tchaïkovski. Ils ont vu Le Che grandir et mourir, l’île se fermer et s’ouvrir, ils ont connu le succès à New York et à Paris, et ont choisi, malgré tout ce qu’ils taisent, de rester dans ce périmètre qui s’émiette de bâtisses cubaines et de boléros sans fond. Au bout de ce parcours, de croyances et de foi, ils se retrouvent. Chucho Valdés, un pianiste sans faille. Omara Portuondo, dont le vibrato depuis quelques années a des reliefs de haute mer. Et ils font ce qu’ils savent. Transporter.
Ils n’ont plus peur. Chucho est capable, sans plaisanter, de vous mener du bout des phalanges dans une Sonate au clair de lune dont on a l’impression qu’elle n’a jamais été jouée. Omara évoque, d’un charme à faire plier les palmiers, d’une tristesse à tourner la lune, des amours astrales. Ils n’ont pas le même parcours. Chucho est un jazzeur merveilleux, le chef de l’un des plus grands orchestres de tous les temps (Irakere), l’ami d’Herbie Hancock et le fils d’un géant, Bebo Valdés, né en 1918, qui ressemble de plus en plus à un patriarche dont l’automne, indéfiniment, se prolonge. Chucho est la mémoire et l’invention. Omara, une simple diva, dont le bandeau ouvre sur des cheveux très noirs, dont la célébrité doit beaucoup à une résurrection à l’occidentale, le Buena Vista Social Club.
D’un côté et de l’autre, la contribution n’est pas la même. Mais ils se savent, dans cette rencontre, taillés du même bois. Ils vont pratiquer des thèmes africains, «Babalu Ayé», du génie yoruba. A partir d’un certain âge, à Cuba, on a forcément l’esprit qui fait la navette entre les deux côtés de l’Atlantique. Quand Omara ourle de vieilles sorcelleries nègres, elle les tricote avec la sophistication métropolitaine d’une enfant caraïbe. La voix d’Omara a de l’âge, et de la bouteille. Elle ondule. Mais ne plie pas. On dirait le timbre d’un amiral marié à une danseuse. Chucho, lui, joue sur un piano jeune, et sa touche semble remplir l’espace d’un souffle symphonique. Il conquiert son territoire, sans jamais empiéter sur ce qui ne lui est pas destiné.
Franchement, il se passe beaucoup d’autres choses que des épiphanies de vétérans, à La Havane. Le très jeune pianiste Harold Lopez Nussa, qui accompagnait justement Omara il y a quelques années, vient de sortir un disque captivant, de précipices et de ravines (El País de las Maravillas). Mais on ne saurait taire, au moment où l’île semble partir en quête d’un souffle nouveau, le lyrisme impénitent de deux génies qui se réunissent autour de royaumes perdus. Ils glissent sur «Alma Mía», histoire de rappeler que, au cœur de l’âme cubaine, quelque chose a résisté depuis toujours qu’il faudra à l’avenir préserver.