Ceci n’est pas un joint. Mais une espèce de trompette de papier (un demi-bras de longueur), farcie de cannabis, que Di-Meh embrase une seconde avant de se jeter sur la scène du Rocking Chair à Vevey. L’objet est si théâtral, il rejette une fumée si dense, qu’il sert d’abord de baguette magique au rappeur genevois. Dans la fosse chauffée à blanc, le public ouvre un immense cercle sur le béton nu. D’un seul geste placide, Di-Meh lance le branle-bas de combat, la danse éruptive des corps flanqués les uns contre les autres; son nouveau morceau, Kobeaf, est sorti la veille, et pourtant la salle entière semble en connaître déjà le texte et en maîtriser les références cryptiques au basket (Kobe Bryant) ou à l’argent (bif’). Di-Meh, avec ses 50 000 abonnés sur Instagram et sa dégaine de skater à fleurs, est la machine la plus emballée du hip-hop romand.

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Comme chaque 10 mai (attention: jeu de mots), Di-Meh a publié un nouveau projet. Dans l’insaisissable bouleversement économique et sémantique de l’industrie du disque, on diffère de plus en plus la sortie d’un album au profit de «projets» ou d’E.P. plus réguliers, moins définitifs et qui permettent des actualités fréquentes. Ce qui compte, entre les sorties de vidéos, de morceaux et les scènes, c’est de ne pratiquement jamais quitter la tribune virtuelle. Di-Meh et ses acolytes de la SuperWak Clique à Genève (Makala, Slimka, Pink Flamingo, quelques autres) se sont fait une spécialité de cette présence obsessionnelle qui ne nuit pour le moment ni à la qualité de leur production ni à l’intérêt de leur public étalé sur toute la francophonie. En l’occurrence, Focus Part. 2 concentre l’ambition et l’exigence d’un vrai album, avec ses 11 titres serrés, ses invités de marque, le soin apporté à l’écriture.

Roméo et le skate

Di-Meh est sans doute un surdoué du rap, mais plus encore de la pop culture urbaine à l’ère des réseaux sociaux. Cet enfant d’Algériens est né à Genève en 1995, il a grandi entre les quartiers des Palettes et des Pâquis. A 11 ans, il fréquente déjà les milieux de la musique, rejoint un premier collectif – 13Sarkastick – avec lequel il fait régulièrement la navette entre la Suisse et Paris. «Mes parents acceptaient que je voyage parce que nous avions de la famille dans le XXe arrondissement et que je rappais avec mon cousin. Je leur suis reconnaissant d’avoir toujours accepté ma passion, ils ont compris qu’elle m’équilibrait.» En dehors du hip-hop, Di-Meh a toujours raffolé de la glisse – l’un des meilleurs morceaux du disque, Ride, avec le rappeur belge Roméo Elvis, est une ode libertaire au skate.

La voix de Di-Meh est un animal nerveux qui vit entre deux eaux, ce n’est pas seulement la scansion virtuose mais le timbre lui-même, saturé d’énergies contraires

Cet horizon explique sans doute l’ouverture de Di-Meh à d’autres esthétiques et même à un petit substrat punk qui le distingue: «En fait, la culture du skate n’est pas associée à un style; les vidéos de glisse sont accompagnées de rock, de folk, d’électronique, de rap, selon les goûts du skater. J’ai grandi avec tout cela. Et aujourd’hui encore, j’ai envie de rencontrer des artistes de tous les genres, même des peintres, des cinéastes, peu importe.» Pour l’heure, Di-Meh se trouve surtout au cœur d’une galaxie liée au hip-hop, des rappeurs et des compositeurs français, québécois et une nouvelle génération locale comme l’exceptionnel beatmaker Klench Poko, qui signe trois titres sur le projet (J’aime trop ça, Blocka, Baby Danse). On a du mal à comprendre pourquoi les étudiants en cinéma, les jeunes vidéastes et photographes romands ne se sont pas encore précipités sur la SuperWak Clique pour en illustrer la conquête – les derniers très bons clips sont signés par l’Espagnol Leon Santana et le Français Natas.

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Pensée originale

Focus Part. 2 concentre plusieurs pièces héroïques: les parasitages néo-soul de Kangol Jetski, le baroque en mode trap de Chanel. Les textes essentiellement fondés sur des lignes qui frappent et des allitérations en plusieurs langues dépassent parfois l’exercice de style; en particulier dans le meilleur morceau du projet, Western Union, qui décrit par la métaphore du bureau de transfert de fonds la situation du migrant: «Tous ceux qui ont des parents ailleurs connaissent cette réalité. J’ai aussi envoyé de l’argent au bled. Les vrais s’identifient à ce texte.» Il ne faut pas aller chercher de rap conscient ni même de vision politique élaborée chez Di-Meh, dont le torse est tatoué de la silhouette du continent africain, mais il y a chez lui et dans sa musique une pensée originale qui s’incarne dans toute sa démarche et le rend absolument fascinant.

Et s’il n’y avait que sa voix! Difficile à décrire. «Quand j’étais petit, j’avais une voix très aiguë, presque agaçante. Quelque chose est resté de cela mais la scène m’a permis de nourrir mes graves. Il m’arrive même d’enregistrer après un concert, avec les cordes à vif. J’aime ça.» La voix de Di-Meh est un animal nerveux qui vit entre deux eaux, ce n’est pas seulement la scansion virtuose mais le timbre lui-même, saturé d’énergies contraires; l’histoire du rap, d’Ol' Dirty Bastard à Lil Wayne, est aussi une histoire de timbres extravagants. Malheureusement, Di-Meh (comme la plupart de ses confrères) a acquis un Auto-Tune sous lequel il enterre trop souvent et ses textes et sa voix. On se demande si dans dix ans quelqu’un pourra écouter encore ces afféteries technoïdes. A part ça, tout va bien.


Di-Meh, «Focus Part. 2» (Colors Records).