C’est un poste de pilotage dans une zone industrielle en friches, herbes hautes et souvenirs d’ateliers mécaniques. Banlieue de Bâle, le studio n’est pas encore tout à fait installé, on sert le café serré dans des verres à vin rouge. Il y a des machines incompréhensibles qui datent de la guerre froide, comme ces enregistreurs démesurés qu’il est allé chercher il y a quelques jours à Hanovre. «C’est un retraité qui collectionne le matériel radio de l’ancienne Allemagne de l’Est. Je les ai eus pour 300 euros.» Ils ont des boutons verts, des boutons rouges, d’une modernité si datée que des fantômes léninistes volent encore sur leur carcasse métallique. Eliyah Reichen en son temple insonorisé.

On le connaît mal, il est un secret trop gardé dont la rumeur commence tout juste à percer. Eliyah Reichen, pour sa musique, a pris le nom d’Aphrotek: la concrétion d’aphrodisiaque, parce que ses accords sont affaire d’érotisme des tympans, et de technologie, parce que tout relève de l’électricité filtrée dans ses compositions. Dans Aphrotek, on entend aussi afro: «Pendant des années, je me suis battu contre le fait d’être Blanc. Je me demandais si j’avais le droit de jouer cette musique fondamentalement noire.» Quelle musique? Il roule son siège de cosmonaute jusqu’à l’ordinateur portable qui contraste parmi les outils du siècle dernier et lance un morceau de 1973, un hommage à Sly Stone par Herbie Hancock, sur l’album Head Hunters.

Empereur analogique

Le son consolateur du Fender Rhodes. Un orgue inventé durant la Seconde Guerre mondiale par Harold Rhodes pour rendre le moral aux soldats américains blessés; un petit piano électrique dont les marteaux font résonner des lames d’aluminium récupérées sur les ailes des bombardiers B-17. «Ce son est la raison pour laquelle je suis devenu musicien.» Eliyah a 17 ans. Son père ne pose pas de questions, il accepte de commander un Fender Rhodes au Tennessee, via le site eBay; plusieurs semaines d’attente et quelques milliers de dollars d’incertitude pour qu’enfin le clavier soit livré à domicile. Quinze ans plus tard, il trône encore, presque intact, dans le nouveau studio d’Eliyah. Et il figure en empereur analogique dans le premier album d’Aphrotek, chef-d’œuvre de poésie rétrofuturiste.

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Les grands yeux clairs, les cheveux en catogan sous une casquette qu’il ne quitte pas, la chemise de bûcheron d’appartement, Eliyah pourrait provenir du Sud états-unien ou de la banlieue berlinoise, il débarque en fait de La Chaux-de-Fonds. Fils de pasteur et de diacre, papa chante classique, cette enfance se trame dans les coulisses du baroque à regarder la vie de musicien par sa société et ses agapes. On lui raconte souvent, pour l’endormir, l’histoire exacte de son prénom, Eli, le prophète, son continuateur Jean-Baptiste, les paraboles se confondent. Eliyah a 11 ans quand il décide d’être baptisé – «un flash, je ne me l’explique pas»; il n’est pas religieux, il est mystique, il y a au fond de son regard pâle la mélancolie des quêtes abyssales.

A l’école, Eliyah rôde généralement seul. «J’étais habité d’idées noires, j’ai arrêté le lycée à 17 ans pour aller travailler dans une usine de galvanoplastie.» Dans les vapeurs semi-toxiques de l’atelier, entre 6h30 et 17h, il sympathise avec le contremaître, un déserteur de l’armée péruvienne. Avec Louis Jucker, un autre rêveur radical trop proche de lui pour qu’ils s’entendent longtemps, il fonde son premier groupe de trash-jazz, Newsic. Et il rencontre son maître, Claude Berset, qui lui enseigne à écouter le son et ses textures. Eliyah alterne les périodes d’entregent, où les connexions se multiplient, où il tourne dans le monde entier avec la chanteuse américaine Diane Birch, et les phases de repli total. Dans le bunker immense du Funkhaus berlinois, il passe un hiver à composer sur un piano de combat. Il y aussi ce rustico d’une petite montagne tessinoise, chauffé au bois, dans lequel il se répare pendant trois mois du trop-plein de sons.

En studio avec Meshell

Dans son antre aux outils antiques, vieilles orgues retapées, séquenceurs incunables, enregistreurs à bande avec lesquels il grave sur demande de la musique baroque ou contemporaine, Eliyah Reichen développe avec son époque une relation de méfiance concernée: «Pour un compositeur, on évalue mal les méfaits d’être connecté en permanence. Quand tu es en ligne, tu te détournes de toi, tu ne laisses pas fleurir la vie intérieure. J’essaie de me tenir à une discipline et de rester hors-ligne toute la nuit et le matin.» Son disque est pourtant le produit des carrefours virtuels: il a contacté par Facebook le rappeur Phase One, il communique ainsi avec l’équipe de jazz du dernier album de David Bowie – dont l’extraordinaire Donny McCaslin qui joue un grand rôle dans le succès nerveux de ce disque – ou avec Meshell Ndegeocello: «C’est elle qui m’a donné envie de jouer de la basse, c’est un génie absolu.» Meshell est célèbre pour sa discrétion et pour n’accepter en général aucune collaboration. Eliyah n’y croit plus lorsqu’il reçoit un e-mail de la musicienne américaine alors qu’il visite le piteux Musée des natifs à New York. Elle veut bien entrer en studio pour lui.

Le morceau en question, Let it go, pourrait suffire à expliquer la violente émotion que cet album suscite. Un son blanc, une pluie électrique qui débouche sur une basse de bataille navale, les nappes et les boiseries frottées, on dirait des murs si sensuels qu’on veut s’y jeter, la voix de Meshell d’un naturel si ouvragé qu’elle donne envie de danser, et la batterie de Dominik Burkhalter (il coproduit le disque) passée par le tamis d’effets outrageux. Cette musique est simple comme une pomme qui tombe d’un arbre et par laquelle la gravité s’explique. Eliyah Reichen – qui doit beaucoup au jazz électrisé du Genevois Léo Tardin, pour lequel il enregistre désormais les solos acoustiques – est un docteur-son qui ne se résout à aucune leçon. Son studio périphérique, sa caverne aux idées fluides, a accouché d’un musicien disproportionné.


Aphrotek, «Stories» (Beyond Groove Records/Irascible).