En 2017, Erika Stucky publie Papito, un disque d’hommage à son père, boucher valaisan émigré à San Francisco; elle y pose en madone aux paumes ouvertes, sous une robe de viande crue. Vers la fin de l’album, la voix du contre-ténor Andreas Scholl surgit, elle attaque la scie ultime: Caruso. Puis la voix de Stucky qui dépiaute I Want You des Beatles. Puis celle du héros punk FM Einheit, et même un ensemble baroque au cœur du son. C’est un château de cartes démesuré qu’un simple souffle pourrait renverser. C’est la chose la plus solide qu’on ait jamais entendue. Voilà l’effet qu’Erika Stucky, lauréate du Grand Prix suisse de musique 2020, est capable de faire.

Difficile de tailler le portrait d’une artiste qui semble s’échapper de tous les lieux communs auxquels on a toujours cherché à l’assigner: la diva du punk yodel, l’anti-Heidi, la Haut-Valaisanne à l’âme américaine. Il y a quelques mois, on avait rencontré chez elle dans la campagne new-yorkaise une autre femme puissante, à l’indéfectible frange: la compositrice américaine Carla Bley, pour laquelle Stucky avait revisité l’opéra Escalator over the Hill; apprenant qu’on était Suisse, elle avait immédiatement demandé des nouvelles de Stucky et évoqué son immense liberté avec une tendresse de mère protectrice. Stucky, pour beaucoup de musiciens du monde, n’est pas seulement un nom. Elle est une ambassade.

Nounous hippies

De cette vie née sur un pont suspendu au-dessus de l’Atlantique, on a vite saisi les grandes lignes. Naissance en 1962 à San Francisco dans une famille des montagnes qui a pris l’habitude de faire la navette d’un continent à l’autre. Le père de Stucky est fier que sa fille puisse chanter Dean Martin sans une once d’accent alémanique; Dean Martin, mais aussi les yodels des cow-boys, on l’affuble d’un stetson, elle veut devenir danseuse de hoola-hop. C’est la belle vie, les nounous sont hippies. A 9 ou 10 ans, pourtant, c’est l’exode. La famille retourne à Mörel, en Valais, sur la Furkastrasse. Stucky voit des hommes en noir autour d’une table, qui ne décochent pas un mot mais se lancent parfois dans des Zäuerli d’une intolérable langueur.

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C’est beau parce que ça fait mal. Stucky, qui vient du blues, qui rapatrie les yodels, fait semblant de faire rire, elle entre dans ses concerts avec des vacarmes de pelle métallique, elle mélange les langues, elle diffuse de petits films super-8 où elle joue à Muhammad Ali ou à la mère indigne; en réalité, elle est 200 fois par jour au bord des larmes et cette émotion affleure chaque fois qu’elle chante. Elle étudie la comédie et le chant à Paris, elle traverse le monde avec un ensemble vocal, les Sophisticrats, de punk et de cirque. Elle rencontre le compositeur George Gruntz qui la met en jazz et qui voit en elle une des plus fascinantes artistes du pays.

Grâce magnétique

Depuis 2001 et son premier album, Bubbles and Bones, Erika Stucky convoque les meilleurs solistes américains, elle est capable de convaincre Jamaaladeen Tacuma, Ray Anderson, un ancien de Tom Waits, Michael Blair, mais aussi un quatuor amateur de sœurs schwytzoises qui reprennent des yodels premiers: ses spectacles sont des superproductions bricolées, dotés de castings en forme de freak shows triomphaux, avec des films en super-8, des costumes de fripes. Elle jette un morceau de Britney Spears juste après une mélancolie des Alpes, sans point de croix, les mondes qui s’entrechoquent, une femme dont les racines semblent danser dans l’air qui se réchauffe.

C’était clair l’année dernière encore, lorsqu’elle avait joué la sorcière de Didon et Enée à l’Opéra de Lyon, dans une mise scène de David Marton. Erika Stucky en pelle à neige et lunettes hollywoodiennes avait envahi la scène de son petit corps mutant. Elle était terrorisée – on l’avait vue dans la journée. Et pourtant, sitôt sur scène, elle avait réussi à posséder orchestre, solistes, parterre, balcon, pompiers et placeuses. De cette grâce magnétique, de cette voix qui semble toujours sur le point de dérailler, de cette anxiété qui est une force paradoxale, Erika Stucky bâtit une carrière capable de déconstruire dans le même geste fou la pop culture et les identités politiques.

Citoyenne du monde

Lors de l’Exposition universelle, en 2010, à Shanghai, elle avait réussi à se mettre à dos les autorités chinoises – parce qu’elle avait construit un yodel à partir de l’onomatopée «dalaï-laï-laï lama» – mais aussi des députés conservateurs suisses qui trouvaient que sa youtze n’était pas très propre. Rien de neuf sous le glacier d’Aletsch: depuis qu’elle a débarqué enfant dans le Valais de ses ancêtres, Stucky est souvent considérée comme une Üsserschwitzer, une Suissesse de l’extérieure, bref, une métèque. Et la façon qu’elle a de jouer avec les géraniums, les uniformes anciens, les chants traditionnels, relève autant de la fascination pour l’exotique que d’une forme sophistiquée d’appropriation culturelle. Erika Stucky se sent partout chez elle parce qu’elle n’appartient à nulle part. Et lorsqu’elle se lève chaque matin d’été pour aller se baigner dans le lac de Zurich, elle s’ébaubit comme une voyageuse dans sa propre vie.

Erika Stucky à l’Opéra de Lyon: Plus que baroque

Quand elle a appris qu’elle obtenait le Grand Prix suisse de musique décerné par l’Office fédéral de la culture, sept ans après avoir remporté un «petit prix», Erika Stucky a été prise par le genre de crise d’illégitimité qui la tenaille régulièrement. Elle n’a parlé à personne de cette récompense, comme d’une chose honteuse. Même sa mère Ruthli devrait l’apprendre en lisant le Walliser Bote. Stucky ne se rend pas du tout compte à quel point ces dernières années ont été plus prolifiques encore que les précédentes, à quel point ce qui relevait parfois d’une quête de spectaculaire a mûri en un geste artistique sans précédent. Erika Stucky est unique. C’est à cela qu’on la reconnaît.


Tous les lauréats du Prix suisse de musique 2020 se trouvent sur le site officiel www.schweizerkulturpreise.ch