Il est presque deux heures du matin. Entre des murs antiques, sur le port d’Essaouira, un spectateur se penche vers l’ensemble qui joue. Il se balance au son des castagnettes de métal, du luth à trois cordes, de ces voix noires qui, en chœur, répètent le nom du prophète. Le danseur est en transe. Une transe douce, maritime, pleine d’embruns et de zéphyr. Un garçon, 25 ans, est arrivé d’une ville voisine pour le festival. Il claque des mains sur les contretemps. Il parle de ces confréries soufies. «Ce qu’elles jouent, c’est notre reggae, notre pop music. Il n’y a rien de plus naturel. Aucune guitare électrique, pas de boîte à rythmes. Et pourtant, elles nous font voler.»

Comment est-ce même imaginable? Du 20 au 23 juin, quatre cent mille personnes, des Marocains pour la majorité, des jeunes gens pour la plupart, sont venues dans cette cité fortifiée à deux heures à l’ouest de Marrakech pour entendre la musique des gnawas. Essaouira est le carrefour de cette confrérie créée par des esclaves d’Afrique noire, qui mêle des rituels animistes, de guérison et d’extase, à une tradition plus locale de mystique musulmane. «Lorsque nous avons créé la manifestation, en 1998, ce n’était pas gagné. Personne ne connaissait les gnawas et ceux qui en avaient entendu parler s’en méfiaient parce qu’ils assimilaient leur pratique au vaudou.»

Neïla Tazi, directrice du festival, se souvient d’un autre temps, un autre règne aussi, où les concerts devaient être interrompus au moment de la prière. Depuis, le Maroc a changé: les attentats de 2003 à Casablanca, les révolutions arabes, l’arrivée au pouvoir il y a deux ans d’un parti islamiste, le PJD (Parti de la justice et du développement), et la guerre faite par le jeune roi Mohammed VI au salafisme. «Personne aujourd’hui», affirme Tazi, «n’oserait s’en prendre aux gnawas, ils sont les ambassadeurs les plus précieux du pays.» Le roi aime les soufis, il le dit et s’appuie sur eux pour contrer l’avancée de l’islam arabe conservateur.

Essaouira, chaque début d’été, témoigne donc des métamorphoses que le Maroc subit. Sur les remparts de la ville, des post-hippies de Casablanca ou de Rabat, en tresses rastas, se calent sur leur sac de couchage. Ils ne chantent pas Bob Marley, mais s’agitent sur les pulsations obsédantes des gnawas, les basses épaisses du luth guembri, ils chantent des refrains traditionnels, populaires, qui évoquent des esprits africains, des répertoires classés par couleur. La nuit venue, ils se précipitent devant la gigantesque scène Moulay Hassan et réagissent davantage aux incantations des maîtres en djellaba qu’aux concerts des invités internationaux.

Le fantôme de Jimi Hendrix

Omar Hayat ouvre le festival. Il porte une tenue de paillettes et une moustache salée. Il lui suffit d’ajuster son luth pour que la foule, compacte en diable, frémisse. Dans les années 1970, ce maâlem, patron d’ensemble, fut un des premiers à sortir dans la rue ces rituels plutôt clandestins, ouverts aux seuls initiés. «On me traitait de fou. Mais Jimi Hendrix était venu à Essaouira et il avait adoré la musique des gnawas. Il nous avait piqué tout un tas de trucs. Je me suis dit que j’allais faire comme lui: mettre du rock dans ma tradition.» Sur le mur du minuscule atelier où il fabrique des guembris, il a encadré une photographie de lui. Omar Hayat à 25 ans. La coupe afro. Le gilet de mouton retourné sur un torse nu. Pas baba, mais très cool.

Pendant plusieurs heures, en fin d’après-midi, la zaouïa Sidni Bilal devient le lieu le plus convoité d’Essaouira; devant la porte close de cet unique centre culturel des gnawas, enfoui dans les rues fines de la vieille ville, des dizaines de spectateurs déboutés supplient pour pénétrer dans ce qui ressemble le plus à un rituel classique au milieu du festival. Cette zaouïa, cette confrérie, porte le nom d’un fidèle du prophète, Bilal, noir de peau, qui est devenu le saint des gnawas. Sur les murs de cet infime palais, non loin de l’indispensable portrait du roi, les photographies des grands maîtres gnawas. Des familles Gania, Soudani, débarquées de force il y a deux siècles pour servir les patriciens du Maroc. Esclaves et guérisseurs, les gnawas ont toujours été partagés entre des rôles paradoxaux. Boujemaa Soudani, en charge de la confrérie, pointe son grand-père, puis son père. Au fil des générations, le teint des Soudani s’est éclairci. «Nous nous sommes mariés avec les Marocains. C’est bien normal.»

Le pouvoir hypnotique du chant

Le prodigieux batteur algérien Karim Ziad, l’un des directeurs artistiques du festival, fait partie des habitués de la zaouïa. Il organise à Essaouira des rencontres entre des musiciens étrangers et des gnawas: le pianiste cubain Omar Sosa ou la chanteuse nigériane Nneka, tous emballés par la confrontation avec ces litanies qui dessinent à toute heure, dans la ville, un cliquetis obsédant. Pour Ziad, le festival a sauvé cette tradition: «Quand nous avons commencé, il ne restait plus que quelques musiciens gnawas qui pratiquaient encore. Cet art était moribond. Mais chacun aujourd’hui se rend compte de son pouvoir. Ces chants hypnotisent ceux qui les entendent. Quand je vois à quel point la jeunesse marocaine adore aujourd’hui ces musiques, cela me touche. Je me dis que nous avons servi à quelque chose.»

La jeunesse marocaine. En 2011, inspirée par le Printemps arabe, elle défilait dans les rues du pays avec, pour exigences, davantage de démocratie, moins de corruption et l’adoption d’un régime qui relève plutôt de la monarchie parlementaire que de l’autocratie. Pour la première fois, le trône du roi vacillait. A Essaouira, festival placé sous le patronage de sa majesté, on n’élude pas la question. Un forum consacré à la jeunesse revient sur le Mouvement du 20 février, qui a poussé Mohammed VI à réviser la Constitution. Mounir Bensalah, jeune ingénieur et militant de gauche, ne transige pas quand il s’agit de dénoncer l’incompétence du nouveau gouvernement islamiste et même la centralisation extrême du pouvoir. «Nous avons une élite qui démérite. On peut croire que la société marocaine est pacifiée, que les réformes ont apaisé la situation, mais nous n’avons pas obtenu gain de cause sur toutes nos revendications de démocratisation. Si la révolte reprend, elle sera plus violente. Et la Tunisie, qui était notre modèle, ne peut pas servir d’éternel épouvantail.»

C’est que le développement frénétique du Maroc, l’essor de l’industrie et des call centers laissent une grande partie de la jeunesse sur le bas-côté. Les islamistes qui faisaient partie du Mouvement du 20 février recrutent de plus en plus dans les quartiers défavorisés. «On le voit partout dans le monde, après les protestations des Indignés, une société en crise se droitise», précise encore Bensalah. En Tunisie, les suites de la révolution, l’effondrement du tourisme et les atteintes aux libertés fondamentales (l’incarcération récente du rappeur Weld El 15 après avoir insulté la police dans une chanson) offrent un contre-exemple parfait pour le pouvoir marocain, qui tente ainsi de maintenir les apprentis révolutionnaires dans les marges de la société.

La journaliste Ouidad Melhaf, 24 ans, activiste du 20 février et invitée du forum, n’est pas dupe de la stratégie de l’Etat: «Le régime a été très intelligent en répondant à certaines de nos attentes. Mais il y a des reculs sur le plan des libertés individuelles, il existe toujours des détenus politiques au Maroc. Economiquement, le bilan est aussi très mauvais. Nous avons connu des hausses de prix sur les produits alimentaires. Nous sommes très inquiets.» Le Mouvement du 20 février avait réussi à fédérer deux jeunesses qui semblaient irréconciliables: les laïcs et les islamistes. Mais, dans les lambeaux de cette insurrection étouffée, difficile de savoir exactement ce qui fait aujourd’hui le lien entre les différentes aspirations d’une population qui, pour ses deux tiers, a moins de 30 ans.

La musique bleue, celle des esprits marins

Nuit profonde. La place Moulay Hassan est un colossal tapis de corps dressés, d’adolescents en ­t-shirts américains, de femmes voilées, de filles qui remuent fébrilement sur les rythmes lancinants, de visiteurs étrangers qui ont fait du festival un pèlerinage. Le maâlem lance l’hymne national, repris par la foule dans une vague patriotique qui est d’abord identitaire. Plus tôt, Abdeslam Alikane racontait comment, enfant né dans une famille ignorante des rites gnawas, il est tombé amoureux de ces «musiques de Noirs» dont il a fait sa vocation. Les castagnettes de fer retentissent dans l’air opaque. Une voix qui ne relève ni totalement de l’Afrique subsaharienne ni entièrement du Maghreb, un son du voyage qui a peut-être conquis le monde – par les musiciens américains qui l’ont incorporé – avant même d’être adopté par les Marocains.

Ce pays ne ressemble à aucun autre. Il paraît comme suspendu entre une histoire séculaire, des spiritualités du quotidien, évidentes même pour les plus occidentalisés des festivaliers, et les accélérations d’une terre qui se développe à toute allure. Tout cela ne semble étrange qu’au passant. Lorsque les Wailers, le groupe jamaïcain par excellence, ont joué ici il y a quelques années, l’affluence a été si forte que les canalisations de la cité ont explosé; Essaouira ne joue pas le terroir contre l’extérieur. Le bassiste camerounais Richard Bona, miracle d’autodidacte qui vient d’enregistrer avec Stevie Wonder, s’est immédiatement senti chez lui dans les rues basses de la ville. «Je me suis posté face à un marchand de disques, avec tous ces gamins qui connaissent sur le bout des doigts le répertoire des gnawas, nous avons tapé ensemble des mains. Si mon grand-père camerounais était là, il comprendrait immédiatement ces mélodies. Les gnawas, c’est universel.»

Un peu plus loin, adossé au muret du quai, le maâlem Abdellah El Gourd, né en 1947, s’apprête à entrer en scène. Il est de Tanger. Il fait partie des musiciens qui ont diffusé la tradition hors de ses frontières. Lorsqu’on lui demande quelle est la musique qu’il préfère, il répond: «La bleue.» Le répertoire aquatique, des esprits marins sur lesquels il ne souhaite pas s’étendre. «Excusez-moi, mais il y a des choses que l’on explique et d’autres qu’il vaut mieux taire.» El Gourd a transporté son art dans les Amériques, en Europe, en Asie, il a prêté main-forte au pianiste de jazz Randy Weston et au saxophoniste Archie Shepp. On pourrait croire qu’il a tellement distillé ses secrets qu’ils sont rendus inoffensifs. Et pourtant, malgré l’omniprésence des gnawas, ces chants que chacun connaît ici conservent leur mystère, leur part d’ombre, la mémoire des peuples déplacés qui ne révèlent de leurs racines que ce que l’on peut sans dommage extirper.

El Gourd, barbe blanche et yeux clairs, se pose en tailleur sur la scène. Ses accompagnateurs ont le même uniforme, une tunique blanche. Le timbre du luth se répercute sur les murs larges. Très peu de musiques savent faire cela: en un instant, plonger l’auditeur dans une rêverie concentrée. Des petits gars, en Ray-Ban, frappent des mains en quinconce. La fête sera longue.

,

Neïla Tazi, directrice du festival

«Personne aujourd’hui n’oserait s’en prendre aux gnawas, ils sont les ambassadeurs les plus précieux du pays»