Etait-ce une coïncidence si Ivo Pogorelich décidait d’ouvrir jeudi soir son récital au Victoria Hall avec la Polonaise-fantaisie en la majeur, alors même que la fantaisie en musique est une pièce instrumentale soumise à aucune règle formelle préétablie? Un moyen de nous prévenir que la fantaisie et la liberté sont l’essence même de la créativité de l’interprète?

Fantaisie tentaculaire

Pas de gestique exubérante, ni de surlignage de la musique, au contraire: le pianiste croate, impassible dans son attitude corporelle, n’engage que ses mains dans la création du son. La direction harmonique de la musique semble occuper entièrement Pogorelich, qui excelle dans les contrastes. On perçoit les plus infimes variations de son jeu guidé par la progression des accords et chaque enchaînement est mûrement réfléchi pour nous conduire au plus proche de son intimité musicale.

Ecrite dans les dernières années de vie de Frédéric Chopin, la Fantaisie opus 61 a justement la réputation d’être délicate à interpréter en raison de ses nombreuses ambiguïtés harmoniques et de sa structure tentaculaire. Transitions trompeuses, section centrale lyrique aux modulations mystérieuses, changements harmoniques soudains et déconcertants… La fantaisie de Pogorelich réussit à donner du sens à cette pièce depuis les premiers points d’orgue extatiques jusqu’au rythme martelé des derniers accords. Tour à tour, sa main de velours caresse les accords arpégés, se fait tendre et mélancolique à l’apparition d’un module thématique et sait être de fer quand l’harmonie l’exige. Sa main gauche est en revanche presque brutale, et l’intense travail de la pédale induit par moments trop de résonances.

Poète du contraste

Dernière des trois Sonates pour piano, l’op. 58 présente un équilibre dans sa forme en quatre mouvements. Une fois encore, l’imagination et la clarté de la construction subjuguent. Les tempi du pianiste permettent toujours à la musique de respirer et de se révéler: l’allegro a la majesté attendue et Pogorelich met en exergue tous les détails qui font la saveur de la musique de Chopin: parallélismes, mouvements chromatiques virevoltants, thèmes sinueux et évanescents. Dans le deuxième mouvement, la vivacité et l’éloquence du pianiste restituent pleinement l’esprit de ce scherzo et, tel un poète du contraste, le musicien transcende la noirceur de certains accords avant d’accéder à la tendresse de la résolution finale.

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Pour ouvrir la seconde partie du concert, Pogorelich choisit la Fantaisie en fa mineur, dont les thèmes développés s’enchaînent les uns aux autres. Le thème introductif plutôt grave et sombre sur un tempo di marcia évoque une marche funèbre écrite en hommage aux morts de la révolution polonaise. Le Croate n’hésite pas à utiliser un jeu marcato pour illustrer cette marche sombre avant de devenir passionné et virtuose dans la suite des thèmes, et le piano du Victoria Hall chante comme jamais! Par moments aux cadences finales, Pogorelich plaque les accords d’une façon un peu maniérée.

Sommet dans la simplicité

Le sommet du concert est finalement atteint dans la simplicité de la Berceuse op. 57, suivie de la Barcarolle op. 60, dans lesquelles transparaissent tous les risques de nuances et les retranchements du musicien. Il y a chez Pogorelich une tendresse incroyable dans sa façon de jouer la mélodie de la berceuse, d’aimer et de prendre soin des chromatismes comme on prend soin et on rassure un petit bébé. Le mouvement de la barcarolle évoquant celui d’une barque sur l’eau était aussi particulièrement voluptueux sous les mains du pianiste, qui a laissé le public du Victoria Hall dans un sentiment d’intériorité béate.