faUSt, ou les rois du dilettantisme éclairé
Musique
Le festival Nox Orae, à La Tour-de-Peilz, accueille une des deux formations issues de Faust, groupe phare de la scène allemande krautrock. Entretien avec Jean-Hervé Péron

A la fin des années 1960, avant l’avènement du glam-rock en Angleterre, et bien avant la claque punk, c’est du côté de l’Allemagne que la musique de demain était inventée. Si la scène krautrock en tant que telle s’est éteinte, son esprit perdure, tandis que certains des groupes qui en furent les pionniers sont encore actifs, à l’image de Kraftwerk, dont on a pu voir il y a cinq ans un passionnant concert 3D au Montreux Jazz Festival. Groupe moins connu du grand public, mais plus représentatif encore du côté expérimental et novateur du krautrock, Faust est de son côté encore doublement actif, ses musiciens ayant décidé de séparer le groupe en deux entités distinctes: Faust et faUSt, ce dernier étant l’un des invités phares du festival Nox Orae. Entretien avec Jean-Hervé Péron, un musicien d’origine bretonne et basque devenu une figure emblématique de cette nouvelle scène allemande, et pour qui chaque objet, chaque bruit, chaque son, recèle en lui une mélodie potentielle.
«Le Temps»: En 1973, vous enregistrez pour votre quatrième album, le fameux Faust IV, un morceau appelé Krautrock. Que vous inspire cette appellation de «krautrock», créée par les médias britanniques et qui a dérangé beaucoup de musiciens allemands?
Jean-Hervé Péron: Pour ajouter une facette de plus à cette farce sublime qu’est le terme «krautrock», je pense savoir qui en est l’auteur: un certain Simon Draper, que personne ne connaît, à l’époque bras droit d’un certain Richard Branson, que tout le monde connaît. Son label Virgin, tout neuf, cherchait des trucs extraordinaires. Ils étaient pleins de bonnes idées, et comme Faust venait de se faire virer par Polydor pour non-rentabilité et refus de faire de la musique abordable, nous voilà auditionnés par Simon: notre musique semble lui plaire, Virgin achète les Faust Tapes, mais il faut un nom choc pour les vendre. Simon proposera alors «krautrock». En Grande-Bretagne, le nom marche à fond car il associe «rock» et «kraut», équivalant du terme français boche. Et pan, ça cartonne! C’est pas très subtil, pas très sympa, mais ça marche. Alors, au lieu de faire la gueule et de protester, on a préféré rigoler avec eux et on leur a balancé ce Krautrock bien choucrouté dans notre Faust IV. Quelques années plus tard, le terme perdra sa notion péjorative et qualifiera un nouveau genre, avec une connotation carrément académique. Et encore quelques années plus tard, ce sera très hype d’être kraut. Rock «chou-croute» en 1970, rock «chic-kraut» en 2000, j’adore…
La scène rock expérimentale allemande, née dans la mouvance des événements de Mai 68, était un moyen de faire table rase du passé, de la domination de la musique Schlager comme de l’héritage tragique de la Seconde Guerre mondiale. On dit souvent que cette scène a émergé ex nihilo. N’aviez-vous alors réellement aucune influence externe? Car on peut quand même imaginer que vous connaissiez le travail de Pierre Henry…
Heureusement que nous étions cinq, voire même six au début de la saga Faust, chacun complétant les lacunes culturelles de l’autre. Il m’est difficile de parler pour le groupe, mais moi je n’avais jamais écouté ni Henry, ni Stockhausen, ni Boulez. Quand nous jouions ensemble au début, chacun apportait son héritage culturel et ses visions personnelles. Moi, c’était plutôt Boris Vian, Alfred Jarry, Verlaine, Charlie Parker. Bien sûr, on ne peut ignorer les influences directes ou inconscientes qui nous assiègent depuis le fœtus jusqu’au fauteuil à roulettes, mais nous avons fortement essayé de limiter la casse cherchant ailleurs que dans la «musak» et cet héritage tragique de la Seconde Guerre mondiale. Car tout le monde en a ramassé plein les bottes, et pas que les Allemands après, les Juifs pendant et les Polonais avant, pas que les morts, pas que les survivants… Partout, c’était le désert mental, le vide affreux.
Un groupe comme Amon Düül II a malgré lui été proche un temps de la cellule terroriste Baader-Meinhof. Le krautrock avait-il une dimension révolutionnaire?
Tiens, c’est drôle, Faust aussi! Ça fait un drôle d’effet de se faire brutalement réveiller à 3 heures du matin avec un flingue sous le nez, des chiens partout et des flics qui n’arrêtent pas de gueuler. En RFA régnaient l’hystérie et la terreur, créées par la Fraction armée rouge. Tous les chevelus étaient suspects, tous les mecs bizarres étaient surveillés et parfois brutalement contrôlés. C’est normal qu’une société se protège, et normal qu’une autre société se révolte. Avec d’un côté comme de l’autre la violence, bon dieu que la nature humaine est primitive. La musique que faisaient Faust et tant d’autres groupes était certes un élément déstabilisant, mais nous, et là je ne parle pas seulement de Faust, nous faisions vibrer chez notre génération des cordes qui nous éloignaient de la ligne en vigueur, qui était: «Ne cherche pas à comprendre, consomme». Notre musique était socialement dangereuse… L’est-elle encore? Je l’espère!
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Aviez-vous, à vos débuts, conscience d’inventer quelque chose de nouveau?
Oui et non. Ce que nous faisions nous paraissait normal, comment pourrait-il en être autrement? C’est seulement quand nous avons été confrontés au refus total de notre maison de disques, Polydor, puis face à notre échec devant notre premier public, que nous avons pris conscience de notre statut de hors-la-loi, d’indésirable. Cet échec fut tellement spectaculaire, tellement grandiose, que je me demande encore si ça ne fut pas, en fait, un formidable happening qui a ébranlé le concept poussiéreux des concerts de rock.
En parlant de Polydor, comment avez-vous vécu ce paradoxe de proposer une musique expérimentale et radicale tout en étant signé par une maison de disques qui avait pour vous des ambitions commerciales, notamment sur le marché anglais?
Polydor n’avait aucune idée de ce qu’ils venaient d’acheter. Notre producteur, Uwe Nettelbeck, était quelqu’un de très intelligent et cultivé, il avait une vraie vision. Il voulait que, pour la première fois dans l’industrie du disque, un groupe en dehors du mainstream puisse travailler dans les mêmes conditions qu’un groupe pop ou Schlager. Il a ainsi réussi à convaincre les boss de Polydor et a demandé qu’on nous laisse tranquilles pendant une année dans un studio mis à notre disposition 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, avec matos et ingénieur du son… Le rêve! Mais ils ont été surpris du résultat avec Faust Clear, notre premier album, et peut-être bien le meilleur de tous.
Depuis sa création en 1971, Faust a vu défiler de nombreux musiciens. Et vous êtes aujourd’hui le coleader de faUSt avec Zappi Diermaier. La carrière du groupe peut-elle se diviser en plusieurs périodes ou la voyez-vous comme une continuité?
Question difficile! De Faust à faUSt, de nombreux collègues sont venu(e) s et parti(e) s. Et il y en a eu des crises et des réconciliations. Bien sûr qu’il y a eu des périodes bien différentes dans notre presque demi-siècle d’histoire, des périodes publiques, des périodes underground, des périodes de vide ou de vie normale, avec travail et famille. Mais ça serait trop long à raconter. Tiens, il faudrait que j’écrive un bouquin là-dessus. Et notez bien que Faust et faUSt «co-vivent» très bien, sans se mettre des bâtons dans les roues, sans se faire d’entourloupettes. C’est assez unique, non?
Vos derniers albums sont, dans un sens, plus expérimentaux encore que vos premiers enregistrements. On a l’impression d’un mélange d’improvisation et de quelque chose d’extrêmement élaboré, proche parfois de formules mathématiques au niveau des constructions et déconstructions mélodiques. Concrètement, comment travaillez-vous avec Zappi Diermaier?
Ni Zappi ni moi n’avons de méthode de travail bien définie. C’est plutôt basé sur un rythme manger et sortir avec les chiens, improviser et manger, manger et lire… Ensuite on fait le tri dans ce qu’on a enregistré, on élague, je trouve des textes ou pas, on laisse décanter. C’est plus de l’anarchie «dadaesque» que des formules mathématiques. Vous avez cependant un peu raison, car je suis très branché mathématiques. Pythagore est mon héros et bien que la géométrie me soit restée hermétique, elle m’aide beaucoup pour jouer de la basse. Quant à Zappi, je n’ai aucune idée de ce à quoi il pense quand il joue.
Plusieurs groupes emblématiques du tournant des années 1960, comme Cluster, Kraftwerk et Tangerine Dream, se sont rapidement orientés vers une musique totalement électronique. Quel est votre rapport à l’électro, dont vous évoquez parfois la structure sans forcément utiliser des machines et ordinateurs?
Comme je le disais plus haut, faUSt n’a pas de méthode. Nous sommes les rois du dilettantisme éclairé, propres à rien mais bons à tout, comme dirait ma mère, que son âme repose en paix. On touche à tous les genres sans jamais vraiment les approfondir. L’électro m’intéresse autant que les chants des femmes pygmées quand elles lavent leur linge en dialoguant avec la faune locale. Bien que je me lasse assez vite de l’électro, tandis que les secondes me figent dans le temps.
A quoi peut-on s’attendre pour votre concert au festival Nox Orae? Est-ce que vos performances en open air sont différentes de celles en club, où forcément l’acoustique est différente?
Zappi débarquera de Berlin, Amaury de Naples, Ulrich de Venise et moi de Schiphorst, mon petit village. On se verra la veille du concert, on mangera, on causera et on concoctera un truc rien que pour la Nox Orae. Il y aura des saveurs de lac, bien sûr, un chouïa de plexiglas transparent, des effets en veux-tu en voilà, des «anarchillaises» et des babouins aux culs luminescents, des «dadasdoudoux» et du «chic-kraut»… Pour le reste, surprise. Ah oui, nous cherchons des tricoteuses ou tricoteurs enthousiastes, trois ou quatre, pas plus. Contactez le festival, sans rire.
Nox Orae, La Tour-de-Peilz, vendredi 31 août et samedi 1er septembre. Concert de faUSt le 1er à 22h.