Musique
Enfant du Café du Soleil à Saignelégier, de Rimbaud et des cordes saturées, il publie à 28 ans un quatrième album qui porte encore l’odeur rauque de la ferme où il a été gravé

Quand Félicien était petit, il chantait déjà. Son groupe s’appelait Ska Nerfs; il tournait partout en Suisse romande, avec des amis des Franches-Montagnes. Ils avaient un morceau, une sorte de polka caraïbe, qui reprenait l’expression de Kerouac: Les clochards célestes. Félicien imitait sans en avoir conscience les groupes français de l’époque, les guitares d’extrême gauche, l’élocution appuyée, le souffle au fond de la voix. Tout était là, déjà. Félicien n’avait plus qu’à se débarrasser de la gangue de ses modèles.
Samedi dernier, à L’écurie de Genève, on sert des bières artisanales et des cocktails jurassiens. Toute l’aristocratie du rock genevois a fait le déplacement – on aimerait bien pousser des flancs pour se faire de la place mais il fait trop chaud pour bouger. Dans le groupe de Félicien, il y a Jérémie Steiger au saxophone, celui qui avait écrit le texte des Clochards célestes pour Ska Nerfs, à l’époque. Il reprend la formule à la page 10 du petit ouvrage qui sort avec le nouveau disque de Félicien, quand il parle des morts de leur enfance.
Jazzeurs et alcooliques
Ce concert est d’une force. Notamment à cause de l’équipe: Simon Gerber à la basse, un guitar hero sans fausse pudeur (Stefan Lilov), mais aussi des percussions de bar tex-mex, des arrangements à en pleuvoir et la voix de Félicien, toujours en français, qui ne manière plus. Elle se contente de servir des textes en ligne de crête. Ils jouent le nouvel album, Des feux des fous, toujours rimbaldien, parfaitement rauque. D’emblée, on le sait. Il revient de loin.
Quand Félicien était petit, il vivait pratiquement au Café du Soleil de Saignelégier. Sa maman, Claudine, tient alors la baraque, le centre culturel. Elle reçoit autant des jazzeurs libres d’Amérique, des chansonniers anarchistes, des iconoclastes zurichois, quelques peintres, des alcooliques, de la fumée, beaucoup de fumée, une grosse dame fait la cuisine puis regarde son feuilleton, on dirait une fête foraine ou un campement de manouches sédentaires, on dirait la vie.
Bâton de pluie
Le père de Félicien s’appelle Yves-André Donzé, il écrit sur la culture pour Le Journal du Jura, sur Alexandre Voisard par exemple. Lui et sa femme ont donné pour deuxième prénom à Félicien celui de l’un de ses aïeux, Ali. Apparemment, c’était un prénom courant chez les paysans du Jura, il y a longtemps. Le frère et la sœur de Félicien s’appellent comme les héros de L’écume des jours. Cette famille est un repaire d’artistes, de libertaires, de timides contrariés.
Pour ses trois premiers albums en solo, Félicien prend pour pseudonyme une anagramme de son deuxième prénom, avec des majuscules et des minuscules posées dans le désordre: LiA. On aime déjà sa musique. Cette façon d’exiger du blues sa part d’ombre, cette guitare qu’il travaille comme un bâton de pluie, un truc sacré. Souvent, sur scène, Félicien part en transe. Avec Emilie Zoé, par exemple, qu’il a emmenée aux Jeux de la francophonie à Abidjan. On écoute encore volontiers Quand l’homme s’endort, un disque de 2015, où LiA joue au Joker triste.
Traitement de choc
Voilà plusieurs années qu’il vit à Genève, dans un appartement avec des enfants, une femme, il a tissé dans cette ville des liens profonds, il travaille un jour par semaine à Plan-les-Ouates, où il organise les locaux de répétition pour des groupes en vue, il y organise même un festival, Ignifuge. Il a surtout rencontré Robin Girod, qui produit en ce moment la moitié des choses qu’on a envie d’écouter de ce côté-ci du lac; il a accepté de produire, pour son label Cheptel Records, le nouveau disque de Félicien.
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On appelle Robin pour qu’il explique. «J’ai écouté ce que faisait Félicien, je ne savais pas quoi faire avec sa voix. J’avais l’impression d’écouter La Rue Ketanou. Il reproduisait tous les tics de ce qu’il avait écouté adolescent. Il était d’accord.» Un traitement de choc est prescrit. En janvier 2018, ils s’enferment tous au Gatillon, une ferme du côté français du Salève, où Billie Bird, Duck Duck Grey Duck ont déjà fait des ortolans.
Bashung montagnard
Félicien y rassemble un clan dépareillé. Sa sœur graphiste, Chloé, une cuisinière qui concocte du houmous, le photographe Mehdi Benkler, plein de musiciens, un ingénieur du son qui s’appelle Benoît et qu’on appelle Gérard – on jette des livres de Bukowski sur la table, de l’herbe sèche et du vin jeune. Jérémie Steiger raconte le périple intérieur dans ce livret, Cavaliers du vent. Il lance le pont entre le Café du Soleil de leurs nostalgies et cette ferme-studio où le feu s’allume avec une sarbacane géante. On écrit une valse dans la nuit, on réinvente des usages, on se défait de ses costumes.
Félicien y trouve sa voix. Comme dans toute expérience initiatique, il en sort avec un nom nouveau: Félicien LiA. Steiger écrit la plupart des textes, ils ont quelque chose de l’enfance perdue. «Les enfants du Soleil/Sont semés d’incertitude/Ils se brûlent les ailes/En fuyant l’habitude.» On ne saurait trop recommander d’écouter ce disque. Il porte les marques, les odeurs, les séquelles mêmes d’une retraite au paradis. Mais il remplit aussi sa promesse pop, les petits refrains tordus, la danse à portée de reins. Un blues d’Indien revisité par Marc Ribot, Bashung sur des montagnes qu’on dirait franches. Le soleil, c’est clair.
Félicien LiA, «Des feux des fous» (Cheptel Records).
Le livre «Cavaliers du vent», carnet de route du disque, avec un texte de Jérémie Steiger, des illustrations de Chloé Donzé, des photos de Mehdi Benkler. Disponible aux concerts de Félicien ou à la Librairie La Vouivre, Saignelégier.
En concert le 9 mars au Queen Kong Club, Neuchâtel. 15 mars, M4Music, Zurich. 21 mars, Le Bourg, Lausanne. 22 mars, Ebullition, Bulle. 6 avril, Café du Soleil, Saignelégier.