Gängstgäng, le rap truandé
Musique
Le duo d’Augustin Rebetez et Pascal Lopinat sort un nouveau disque pour éviscérer le hip-hop. Un magnifique travail de sorciers des sous-bois

D’à peu près tout ce qu’il touche, Augustin Rebetez fait des fièvres. Et pour cela, il a le choix du morion: plasticien, photographe, vidéaste, performer, ce Gravalon – c’est le sobriquet des gens de Mervelier (JU), sa tanière au fin fond du Val Terbi – diffuse ses obsessions sur à peu près tous les canaux possibles et imaginables. Lesquelles, d’obsessions? Augustin Rebetez est le prince d’un Carnaval blême: quand il dessine, filme, installe, met en scène ou bâtit, c’est pour mettre en branle des mécaniques abruptes, des cortèges de démons bricolés et de monstres abscons, des visions de fêtes prises dans une gangue froide. Vu de l’extérieur de la tête du créateur, il y a chez Rebetez quelque chose qui tient de l’art brut, du punk rupestre, des histoires de mânou (le croque-mitaine, en patois), d’un sabbat des sous-bois; quelque chose (prenons le risque de le dire ainsi) d’indéfinissablement jurassien. Pour s’en faire une idée, ouvrir Le Cœur entre les dents. Manifeste primitif, monographie récemment consacrée à son travail aux Editions Actes Sud.
Une lecture du «Manifeste primitif»: «L’art ensorcelé d’Augustin Rebetez»
Augustin Rebetez fait aussi de la musique. Il a publié plusieurs disques: sous son nom propre (Cantor, en 2014, chez Hummus), et en collaboration avec le percussionniste jurassien Pascal Lopinat dans le cadre de plusieurs projets: CHRUCH (avec capitales et métathèse, c’est comme ça), un collectif à messes noires pour le mercredi des cendres; et Gängstgäng, qu’on définira comme hip-hop, mais à mille lieues des supposés canons du genre.
Le titre de leur dernier disque est sans fin: Primitive rap and shamanic dirty sabotage from swiss Jura. C’est surtout un programme, voire un cadre théorique: sont ici conservés les contours les plus abstraits de ce que l’on nomme rap (une manière de rythmer, un type de phrasé, une composition cyclique). Mais c’est un rap qu’on a évidé pour le fourrer ensuite de choses coupantes et en faire un épouvantail du plus bel effet: la prosodie est souvent d’une voix blanche, rentrée; il y a des beats qui sortent d’une grotte, des crissements qui empoignent l’échine, des bouts de mélodies qui s’emboîtent comme on tombe dans un ossuaire. C’est peut-être un sabotage, mais il est parfaitement réussi; ça consume. C’est une part maudite.
Et puis il y a ces textes: un mélange très abouti de surréalisme, d’humour noir, de concassage de la langue et de jeux de mots. «Si tu m’enracines, je me désagrège», entend-on sur «Livraison de rapaces»; sur «Crasse crasse» (un véritable morceau monstre), on lit: «Je vais manger ta bouche pour vomir tes paroles.» On croirait voir Artaud, mais avec un verre dans le nez. Et c’est peut-être ça qui noue l’originalité des travaux d’Augustin Rebetez en général, et de Gängstgäng en particulier: un art assumé du shimmy, une douce dinguerie planquée sous des échardes. Et en effet: si Rebetez sait faire apparaître le diable en clouant deux planches ensemble, c’est toujours un malin qui sourit.
Gängstgäng, «Primitive rap and shamanic dirty sabotage from swiss Jura» (Jelodanti/Burning Sound/L’Axe du Mal)