«Bravo!», et le cri fuse à travers la nef de l’église. Ils sont un public enthousiaste à saluer les musiciens de l’ensemble Gli Angeli Genève. Le cadre est splendide, une église baroque du XVIIe siècle ornée avec goût, juste ce qu’il faut de dorures et de boiseries peintes en blanc. C’est là, dans cette église à Arnstadt, que Bach a eu son premier poste d’organiste à 18 ans, entre 1703 et 1707. Il était à l’aube d’une belle carrière, le sang bouillonnant, capable d’en venir aux mains avec un collègue bassoniste qu’il traita de «vieille chèvre» – une anecdote savoureuse.

La scène se passe à la Bachkirche d’Arnstadt, en Allemagne. Stephan MacLeod et ses musiciens rentrent d’une tournée en Thuringe. Entre les répétitions et les déplacements en car, le rythme a été soutenu. Mais le baryton-basse genevois a la foi, et quand un éminent festival de musique baroque (les Thüringer Bachwochen) l’engage pour une résidence de trois concerts avec des cantates sur les lieux mêmes où Bach a œuvré (Weimar, Mühlhausen et Arnstadt), son cœur se met à battre.

«C’est si touchant de faire cette musique ici. Il y a une telle tradition pour les chœurs, et ils acceptent qu’on fasse Bach différemment.» Soudain, son visage s’éclaire, et la fatigue occasionnée par des vols EasyJet à 6 heures du matin et la nécessité d’être à la fois père de famille, organisateur et chanteur (car il s’est déplacé avec sa compagne soprano et leurs enfants en bas âge) s’estompe.

Une «dream team» baroque

Il y a dix ans, maintenant, que Stephan MacLeod se bat pour son projet Bach. Son idée de faire l’intégrale des cantates paraissait un peu saugrenue au départ, mais l’effort porte ses fruits. «J’ai toujours rêvé d’avoir une dream team, de pouvoir jouer avec des musiciens pour lesquels j’ai du respect et de l’amitié.» Le baryton-basse genevois aime susciter des rencontres. Il mise sur les «fortes personnalités» sans craindre qu’elles ne lui fassent ombrage. Au fil des ans, il s’est entouré de pointures du baroque, comme la violoniste Leila Schayegh (disciple de Chiara Banchini) ou le flûtiste Alexis Kossenko. Un noyau de fidèles entoure le baryton-basse, qui préconise une disposition particulière pour les concerts: les chanteurs placés devant, les musiciens derrière. Ce qui peut occasionner des frustrations, voire des conflits.

«De l’extérieur, pour le public, ça sonne super bien, mais pour les musiciens, ce n’est pas toujours évident», dit le premier violon Leila Schayegh. Cette virtuose de l’archet baroque impressionne par son bel engagement. «On joue toujours en demi-cercle et parfois on est très étalé sur la scène. Il arrive qu’on soit éloigné les uns des autres et c’est difficile de développer une sonorité d’ensemble.»

«Un instrument comme le violoncelle est très directionnel, dit Hager Hanana. Si vous avez un mur de chanteurs devant vous, le son est forcément un peu étouffé. J’ai essayé d’en parler à Stephan et de le faire changer d’avis, mais ce n’est pas négociable!» Et de comprendre malgré tout ce choix de chanteur. «Moi, j’ai la conviction que c’est 10 000 fois plus logique que les chanteurs soient devant les instrumentistes, répond Stephan MacLeod, parce qu’on parle, parce que c’est le texte qui fait naître la musique chez Bach.»

Tous relèvent sa générosité, sa façon de fédérer les énergies du groupe. «Il sait ce qu’il veut, mais il est aussi à l’écoute des propositions qu’on peut faire», dit l’alto Christelle Monney. «Il nous guide vers un idéal qu’il a en tête, mais il ne nous bride pas», commente le ténor fribourgeois Nicolas Savoy. «Je suis la charnière entre lui et l’orchestre, dit la violoniste Leila Schayegh. Les musiciens s’adressent à moi quand il y a des choses qui leur déplaisent. A la fin, c’est moi qui fais un peu le Winkelried!»

Mais ce rapport reste très cordial, quand bien même il peut y avoir des étincelles en situation de stress. «Stephan et moi, on est tous les deux super-têtus. Même si on a des divergences, à la fin, c’est lui le chef.» Stephan MacLeod ne craint pas les frictions: «Il y a quand même une hiérarchie: c’est moi qui décide le tempo, les départs, etc., mais c’est un partage d’énergies communes, un combat d’énergies communes.»

Un public recueilli

Cette atmosphère d’échange s’entend dans les répétitions. Le baryton-basse n’est pas du genre à fusiller du regard ses musiciens. Il dicte l’impulsion, dans un mouvement de va-et-vient qui n’annule pas son autorité. «C’est magnifique, mais parfois, vous n’entendez pas Leila: c’est un peu trop fort. Quand elle souffle sur la corde, je veux qu’on l’entende.» Et la violoniste de reprendre ses envolées enflammées dans le sublime Meine Freundin, du bist schön de Johann Christoph Bach (l’oncle de Johann Sebastian, tenu en grande estime par la famille Bach).

Au concert, devant un public recueilli, le miracle opère. Le contre-ténor Alex Potter fait valoir sa voix chaude et suave dans un lamento de Johann Christoph Bach. Que ce soit sous l’imposant retable de Lucas Cranach l’Ancien à Weimar, à Mühlhausen ou à la Bachkirche d’Arnstadt (un bijou d’architecture à l’acoustique très claire), les voix transparentes et limpides de Gli Angeli Genève provoquent l’émotion.

Le public n’hésite pas à se lever pour applaudir. «Tremendous!» dit ce retraité anglais, en visite en Thuringe. «Ils sont du meilleur niveau, pas seulement d’un point de vue technique, mais ils me touchent profondément, de même que l’audience entière, explique Christoph Drescher, directeur des Thüringer Bachwochen. C’est important, ce projet des cantates de Bach à Genève!»

A peine le dernier concert achevé, on plie bagage, les premiers sautent dans un train pour avoir une correspondance à Berlin. Les autres montent dans un car. «Il y a pas mal d’humanité dans cet ensemble», confie le bassoniste Philippe Miqueu. «Et puis cette musique, c’est fantastique! On est quand même au service de Dieu!» «Il est essentiel d’avoir de la lumière», dit Stephan MacLeod. Il parle musicalement bien sûr, mais aussi financièrement, car Gli Angeli tourne avec une structure administrative extrêmement réduite. «On porte le nom de Genève, on le fait avec fierté, et on a besoin que l’ensemble soit reconnu dans son rayonnement.» Message entendu. Ne reste plus qu’à y croire.


Gli Angeli Genève, prochain concert mardi 14 juin à 20h au Temple Saint-Gervais de Genève. Intégrale des Cantates No 32. www.gliangeligeneve.ch