Les appels à la prière viennent tout juste de tournoyer dans les ruelles, il est à peu près 18 heures, ce jeudi-là, lorsque les Gnaouas s’avancent sur la grande avenue qui traverse de part en part la médina d’Essaouira, parade incontournable et multicolore marquant le début des festivités. La lumière du couchant sublime encore la blancheur de l’ancienne Mogador, révèle les fausses symétries de son plan orthogonal prévu pour contrer les alizés. Dans un bain de foule chatoyant, les groupes d’hommes égrènent de courtes pauses démonstratives, sous les regards médusés et appareils dernier cri des touristes agglutinés sur les toits. Sauts de cabri, lancers de trophées ancestraux dans les airs, virevoltes de pompons sur couvre-chefs feutrés, la danse de ces hommes burinés en babouches jaunes est sans conteste d’un esthétisme de haut vol.

«On se fait beau par respect, car ce que nous faisons a de la valeur. C’est comme une prière pour honorer le rite et la musique», nous confiera Mohamed Kouyou, grand maître venu de Marrakech, à l’issue de son concert étourdissant dans le patio d’une maison historique transformée en zaouïa, lieu de culte des Gnaouas. Durant trois jours, trois nuits surtout, un nombre considérable de confréries musicales et quelques groupes occidentaux se produiront dans de petits lieux intimistes aux quatre coins de la ville et sur une immense scène en plein vent, face à l’océan. Tous célébreront, à l’enseigne du Festival Gnaoua, cette musique issue des cultes animistes des esclaves d’Afrique subsaharienne, d’un temps où la ville blanche était un haut lieu de commerce sous hégémonie juive qu’on nommait encore «le port de Tombouctou». Une puissante musique aux rythmes ternaires, incantations et résonances de peau et de bois sur le chœur de ferraille des krakab, comme la voix d’une nécessaire survivance face au mauvais sort, mais aussi résistance culturelle qui s’est lentement islamisée par intégration et force des choses.

Médecine de l'âme

Selon Hassan Boussou, initié dès l’enfance par son illustre père H’mida Boussou, comme c’est souvent le cas de ceux que l’ont fini par appeler mâalem (littéralement «celui qui sait»), «le cœur bat de façon ternaire. La musique gnaoua est souple, thérapeutique, elle vient de la terre et de l’homme, c’est une sorte de médecine de l’âme, un lien direct entre la matière et l’esprit.»

Devenu une immense institution touristique et événementielle, le Festival Gnaoua – qui a lieu chaque année au mois de juin – offre au genre une belle mise en lumière, mais il faut creuser un peu si l’on veut prendre la mesure de la complexité de cette musique. La multitude de concerts d’une petite heure qui s’y jouent occulte parfois les mystères spirituels des interminables «lilas», ces fameuses nuits de transe dans lesquelles se succèdent rite sacrificiel et invocation d’esprits aux sept couleurs, un long processus très codé. Certains Gnaouas, une fois leurs performances terminées, partent se retrancher en un lieu inconnu du grand public, en bordure de la ville, pour retrouver leurs pairs et jouer jusqu’au petit matin. C’est en bavardant autour d’un thé à la menthe dans quelques troquets décatis, ou en passant dans les échoppes des luthiers qui jalonnent la ville et confectionnent les guembris – la basse à trois cordes dont jouent les mâalems – qu’on en apprendra plus.

Le diable au corps

«Il s’agit d’une culture populaire ancienne, une réunion du sacré et du profane, c’est donc forcément assez problématique à expliquer», expose patiemment le chercheur Abdelkrim El Asri, qui travaille depuis très longtemps sur les Gnaouas. «Cette culture est dotée d’une grande multiplicité. Par exemple, la langue utilisée n’est pas une langue à part entière, elle est faite d’une succession de mots, de restes de dialectes africains, du bambara malien au fulani du grand Soudan, au peul, ou encore au haoussa, mais aussi de toute une série de noms de djinns (diables) ou de marabouts. Le répertoire est assez restreint et ne se renouvelle pas. C’est aujourd’hui le même dans tout le Maroc, du nord au sud, seule l’interprétation change.»

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Si les démonstrations musicales sont essentiellement masculines, «le monde rituel est étroitement lié à la femme. C’est la mkadma (la «voyante») qui réunit les Gnaouas, elle fait véritablement tourner tout ce monde, et d’ailleurs, la majorité des «lilas» sont organisées pour des femmes, à des fins thérapeutiques, pour faire sortir certaines maladies ou retrouver la fertilité via la transe. Les mâalems, qui ne sont pas forcément leurs maris, travaillent pour elles. On peut parler d’une sorte de marché économique maraboutique.»

En route pour l’émancipation

On comprend mieux, dès lors, la pertinence d’avoir organisé au sein du Festival Gnaoua un forum intitulé «L’impératif d’égalité», qui prendra place deux matinées dans la salle de conférences d’un grand hôtel sur la plage, et où se succéderont personnalités politiques, philosophes et militantes féministes pour discuter, sujet brûlant, de la place de la femme dans la société marocaine. Car, si le Code de la famille de 2004 a établi d’importantes nouveautés, et que l’égalité a été inscrite au sein de la nouvelle Constitution du pays en 2011, les avancées réelles enregistrées dans l’ordre juridique se traduisent malheureusement peu dans le quotidien des femmes.

Quid du milieu musical? «C’est très très très très très difficile le milieu musical!» s’exclame avec toute la fougue qu’on lui connaît la musicienne malienne Fatoumata Diawara, invitée à participer au débat. «Pourquoi y a-t-il, par exemple, si peu de femmes instrumentistes reconnues? Sérieusement, à part Nina Simone? C’est parce que traditionnellement, les instruments sont sacrés, et que nous ne devons pas les toucher pendant nos règles car nous sommes considérées comme impures! C’est fou, il faut changer cette pensée moyenâgeuse!» Petits acquiescements puritains dans l’audience, visiblement un peu bousculée par l’évocation frontale de ce sujet si tabou. «Le papa doit aider au changement, c’est capital. Il faut que les hommes laissent les femmes travailler.» Le soir même, Fatoumata Diawara soulèvera la grande scène d’un joyeux «Vive la vie! Bismillah!», et sa prestation hyperénergique en robe rouge moulante en laissera plus d’un pantois. Elle sera rejointe vers deux heures du matin par la toute jeune Asmâa Hamzaoui et ses consœurs du Bnat Timbuktu, le guembri bien en main sur une robe à paillettes.

Aller loin

Nouvelle égérie de la scène gnaoua – une femme, ce n’est pas coutume –, Asmâa Hamzaoui raconte avec candeur l’histoire de son parcours hors du commun: «Ma famille est tagnaouite, mon père est mâalem. Comme je n’ai pas de frère, mon père a commencé à m’enseigner le guembri quand j’étais petite, pas dans le but d’en faire mon métier, c’était juste pour le plaisir. Il m’encourage beaucoup, et c’est devenu un véritable jeu entre nous.» Comment a-t-elle été accueillie dans le milieu? «Plutôt bien, même s’il reste des réfractaires. En fait, j’ai eu la chance d’être protégée par le mentor de mon père, le grand H’mida Boussou. Sur son lit de mort, il m’a demandé de jouer quelque chose, puis il a regardé mon père et lui a dit: «Aie confiance en cet enfant, elle ira loin.» Quant à ma mère, elle chantait et jouait des percussions à la maison, et c’est elle qui a eu l’idée de monter un groupe de filles, et d’accentuer la revendication féministe.»

Le mythique mâalem d’Essaouira, Omar el Ayat, pierre angulaire du Moussem d’Essaouira devenu festival, fan absolu de Jimi Hendrix et de Bob Marley, transmetteur devant l’éternel de la culture gnaoua depuis l’âge d’or hippie d’Essaouira, ne nous en dira que du bien: «Asmâa? C’est super, les choses changent. Elle fait son chemin, elle amène autre chose, trouve son propre style. C’est bien que les filles s’y mettent. Pourquoi avoir tant attendu?» Et de terminer par un petit conseil dont la simplicité n’enlève rien à la sagesse: «Les filles, tâchez d’arrêter d’être si timides. Il faut faire comme si personne ne vous regarde.» Avant d’ajouter, l’œil coquin: «Tu ressembles vraiment à une psy avec ton carnet.»


«Les femmes sont en mouvement»

Professeur à l’Université internationale de Rabat, la Française Rita Stirn-Wagner est l’auteur d’un ouvrage intitulé Musiciennes du Maroc qui, dans un format beau livre, fait le portrait de 25 Marocaines ayant fait de la musique leur métier. Rencontre durant le Festival Taragalte 2017, qui célèbre chaque mois d’octobre, dans le désert du sud-est marocain, la culture nomade.

Racontez-nous, comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la musique des femmes marocaines?

J’ai toujours été fascinée par la place des femmes dans la musique ou dans l’art en général. Je pratiquais la percussion, et mon maître était d’origine marocaine. Il m’a dit un jour que c’était sa mère qui lui avait transmis rythmes et traditions. Cela m’a marqué, et lorsque je suis venue au Maroc pour la première fois en 2011, je me suis mise à rechercher des archives, des documents représentant des femmes instrumentistes. C’était passionnant. Ce livre a été porté par des rencontres, et ce fut un long processus. De fil en aiguille, j’ai entamé un travail de terrain qui m’a amené à sillonner le Maroc, de Tanger aux montagnes de l’Atlas, et jusqu’au désert du Sahara. Ainsi, le livre commence par le portrait de Zohra al-Fassiya, née en 1905, qui chantait de la poésie arabe, et se termine avec Soultana, une rappeuse qui tourne en Europe et aux Etats-Unis, et dont le tube est Sawt Nssa, qui veut dire «la voix des femmes».

Quel est le point commun entre ces femmes? Y a-t-il un fil rouge?

Oh oui, un fil incandescent. Les pionnières, qu’on appelle les chikhates, avaient un rapport «à la vie à la mort» avec la musique. C’est vraiment au péril de leur vie qu’elles en ont fait leur métier. Elles ont connu la maltraitance, les mariages forcés, les menaces de mort, ou ont été reniées par leurs familles. Hajja Hamdaouia ou Hada Ouâkki, qui sont aujourd’hui de grands noms au Maroc, étaient mineures lorsqu’elles sont parties de chez elles et ont appris le métier dans les cabarets de Casablanca avant de sillonner le monde rural, où la musique est très présente. C’étaient des femmes publiques, offertes au regard des hommes, des femmes que personne ne voulait épouser, qui ne fondaient donc pas de famille, mais qui étaient de fait des femmes libres. Ces femmes-là ont à la fois ouvert et tracé la voie aux générations futures.

C’est encore compliqué d’être musicienne au Maroc…

Oui, et se produire sur scène reste une forme de revendication. Une musicienne célibataire s’installe rapidement dans la précarité car il est difficile de vivre de sa musique. Quant aux femmes mariées, il est absolument nécessaire que leur mari soit leur premier fan. Les divorces sont fréquents, car certains ne veulent pas que leurs épouses montent sur scène. Pendant longtemps, il y a eu une prédominance des grandes chanteuses du Moyen-Orient, avec leurs éternelles chansons d’amour, comme Oum Kalthoum ou Fayrouz. Mais on voit aujourd’hui au Maroc une nouvelle génération qui a envie de prendre la parole et de parler de sujets de société. Ainsi les scènes rap et hip-hop sont particulièrement actives.

Ici, au Festival Taragalte, les femmes sont très présentes…

Disons que nous sommes dans un autre Maroc ici, c’est le Maroc du désert, où se côtoient des origines arabes et amazighs. La place des femmes n’y est pas comparable à celle que l’on rencontre dans des milieux urbains ou ruraux du Nord. Les femmes exercent un véritable pouvoir social. Elles viennent au festival avec les enfants et participent pleinement, et en nombre, aux festivités jusqu’à la tombée de la nuit. On les voit venir seules, sans chaperon. La femme est considérée comme «le pilier de la tente», car le plus souvent elle lui appartient, et la garde de façon autonome pendant que les hommes sont absents. Il existe d’ailleurs cette fameuse danse, la guedra, qui s’exécute à genoux sous la tente, et dont la grâce passe par des mouvements de bras, de mains, de tête et d’expressions du visage. La malefa, le voile des femmes du désert, n’a rien de religieux, son rôle premier est la protection contre le soleil, le vent, le sable. Ici, les hommes et les femmes dansent chacun leurs chorégraphies, mais ils dansent souvent ensemble. Les femmes sont traditionnellement exposées au public, contrairement à bien des endroits au Maroc.

Concilier carrière musicale et vie de famille reste la difficulté majeure que rencontrent les femmes?

Oui, mais ce n’est pas une spécificité maghrébine, c’est peut-être simplement plus marqué ici. Il y a cette sempiternelle opposition entre intérieur et extérieur. Et cet extérieur reste à gagner. Or, aujourd’hui, au Maroc comme ailleurs, les femmes sont en mouvement. C’est un changement très important. Les femmes artistes peut-être encore plus que les autres, car elles doivent pouvoir se déplacer au même titre qu’un cadre international.

A plusieurs reprises, en plein désert, on a entendu dire en substance: «Il faut que les femmes décident pour elles-mêmes, parce qu’elles peuvent, mais il faut qu’elles le fassent. Elles doivent prendre leur pouvoir, car personne ne va le leur donner»…

C’est tout à fait ça. Il y a une place à prendre. La place du corps sur une scène, c’est encore une autre dimension. La tenue scénique est déjà très importante dans la projection du corps de la femme. La chanteuse Oum, par exemple, choisit de danser pieds nus. Elle conçoit elle-même ses tenues de scène, qui n’ont pas de coutures et sont drapées, ou épinglées avec des fibules. C’est très étudié. Il y a des chanteuses qui, comme dans les orchestres de musiques andalouses, ne bougent absolument pas, et d’autres qui épousent totalement la gestuelle du rap, avec conviction, et regards frondeurs. Il existe toutes sortes d’expressions et de façons d’être présentes.

Rita Stirn-Wagner, «Musiciennes du Maroc», Ed. Marsam, 2017, 240 pages.

La 9 édition du Festival Taragalte aura lieu du 26 au 28 octobre.