Gringe, le rap pour se reconstruire
Musique
Ancien complice d’OrelSan au sein des Casseurs Flowters, le Français a sorti il y a quelques mois son premier album solo, l’introspectif «Enfant lune». Rencontre avant son concert de jeudi soir à Lausanne

Dans l’esprit des fans de rap francophone, Gringe reste le complice d’OrleSan au sein des Casseurs Flowters, facétieux duo auteur de deux excellents albums en 2013 et 2015. Le Français, né Guillaume Tranchant à Poitiers il y a 39 ans, en est conscient, et il sait d’ailleurs parfaitement ce qu’il doit à celui qu’il appelle affectueusement «Orel»: «C’est clairement lui qui me met le pied à l’étrier. Il a une telle expérience de la scène, du studio et des médias que travailler avec lui a été pour moi un apprentissage à vitesse grand V. C’est un super pote, mais aussi un super prof. Il écrit extrêmement vite tandis que ma pensée est plutôt décousue. Je n’ai pas son aisance mais j’ai vraiment relevé le défi de faire jeu égal afin d’être considéré comme son binôme, et non pas juste comme son pote.»
Comme dans le fond rien ne pressait, il aura fallu du temps pour enregistrer son premier album solo. Enfant lune est finalement sorti il y a quatre mois, et le rappeur, avec le recul, en est pleinement satisfait. «Sur le moment, j’étais frustré, je trouvais qu’il n’y avait que cinq morceaux intéressants et que le reste était du remplissage. Mais là, grâce notamment à la scène, je commence à apprécier des titres comme On danse pas, que je trouvais facile et gratuit. Cet album me ressemble en fait beaucoup: c’est un laboratoire. Il n’était a priori pas facile à amener sur scène, mais je suis content qu’on ait réussi cette transposition.»
Mise à nu totale
Le premier titre d’Enfant lune s’intitule Mémo et il s’agit d’un morceau parlé. Gringe y évoque ses années de galère, ses errances, son «décalage permanent comme les aiguilles d’une montre mal réglée», comment avec Casseurs il a crié sa solitude pour qu’elle s’échappe. C’est un texte d’introduction, mais qu’il a écrit à la fin de l’enregistrement, comme une synthèse de ce qu’il a vécu. Mémo symbolise le passage de Casseurs Flowters à Gringe, même si son écriture a toujours été autobiographique. «Je parle toujours de ce que je connais, de ce que je vis. Je n’arrive pas à écrire à la troisième personne. Je suis dans une mise à nu totale, tandis qu’Orel, lui, arrive toujours à entretenir une certaine distance.»
Lire aussi: OrelSan, le temps de la responsabilité
Sur Karma, Gringe parle de spiritualité et de religion. «Je n’ai reçu aucune éducation religieuse, mais ça ne m’empêche pas de donner mon avis, avance-t-il. J’avais envie d’aborder ce thème de mon point de vue d’athée.» Sur Scanner, il raconte le destin de son frère, diagnostiqué schizophrène après une mauvaise expérience des drogues. Afin de dédramatiser son propos, de «couper la dureté du texte», il a opté pour un refrain pop chanté par Léa Castel. «Quand j’ai fait écouter le morceau à Vald, il a commencé par se prendre une claque. Puis il a entendu ce refrain et m’a dit qu’il trouvait ça gnangnan, qu’il n’était pas d’accord avec ce choix. Mais il fallait du chant pour aérer le morceau, et sur scène cela fonctionne parfaitement.» Si Scanner – un titre difficile à accoucher – s’est retrouvé sur Enfant lune, c’est parce que son frère lui-même l’a accepté. «Il a compris que je voulais libérer la parole autour d’une maladie répandue mais qui déroute, difficile à identifier.»
Gringe revient également, à travers LMP, sur ses deux ans de dépendance aux drogues dures et aux médicaments. «Il n’y a rien de pédagogique, je ne me positionne pas en tant que moralisateur. Mais comme je suis dans une démarche personnelle d’introspection, il fallait que j’y aille à fond. Dans le rap, la cocaïne reste un tabou, parce que lorsque les premiers rappeurs voyaient des quartiers entiers décimés, on disait des gens qui se droguaient que c’étaient des faibles. Moi, j’ai voulu être honnête et aller au bout des choses, mais de manière onirique et métaphysique.»
Ecriture obsessionnelle
L’Enfant lune, c’est lui. Gringe se dit mélancolique. Il se souvient que dès son plus jeune âge il se sentait en décalage constant avec le monde, handicapé par une sensibilité exacerbée. L’écriture est devenue une nécessité, quelque chose d’obsessionnel lorsqu’il travaille sur un album; un moyen d’exorciser ses traumas, comme d’autres se réfugient dans le sport à outrance. En psychanalyse, il a appris à nommer les choses pour ensuite les détruire. Lorsqu’il relit ses textes, il a l’impression d’avoir une autre personne en face de lui. Il est désormais serein et, même s’il se considère volontiers comme un grand ado, appréhende la vie avec moins d’angoisses. Rencontrer Gringe, c’est converser avec un homme à fleur de peau qui a su tirer sa force de ses faiblesses. Si la gestation de son premier album solo a été longue, car il a quasiment tout fait tout seul, comme un artisan, il espère enchaîner plus rapidement avec un deuxième effort sur lequel il travaille déjà.
Si c’est OrelSan qui l’a introduit dans le «rap game», l’auteur de Basique a également révélé l’acteur qui sommeillait en lui, le dirigeant dans le long métrage Comment c’est loin, avant d’encore jouer à ses côtés dans la série humoristique Bloqués, produite par Canal+. Sans véritablement s’en rendre compte, Gringe est devenu comédien: il est actuellement à l’affiche de Damien veut changer le monde, de Xavier de Choudens, après avoir été aperçu dans Carbone, d’Olivier Marchal, et Les chatouilles, d’Andréa Bescond et Eric Métayer. Son expérience de la scène lui a été utile pour occuper l’espace sur un plateau, explique-t-il. Il apprécie, contrairement à la musique, pouvoir se décentrer, oublier son ego et faire appel à d’autres émotions. Attiré par le cinéma d’auteur, il a déjà refusé plusieurs rôles de rappeur ou des comédies populaires vides de sens. A l’écran comme dans sa musique, il souhaite rester sincère.
Gringe, «Enfant lune» (Wagram/Disques Office). En concert jeudi 14 mars à Lausanne, D! Club.