A l'occasion de ses 20 ans, Le Temps propose sept explorations thématiques, sept causes. Ces prochaines semaines, nous nous intéressons au boom de créativité qui anime la Suisse depuis quelques années. Cette semaine une série de portraits de programmateurs musicaux:

David Torreblanca, au service des spectateurs

Sébastien Vuignier, agent positif

Notre page spéciale: La créativité suisse

Qui le croirait? Longue silhouette d’athlète – à 2 centimètres près, il touchait les 2 mètres –, énergie de tous les diables, contact immédiat et profusion d’idées et de désirs, Jean-Christophe de Vries avance constamment dans le doute. A 36 ans, le fondateur et directeur artistique du festival Lavaux Classic – qui se déroule jusqu’au 24 juin – n’a encore pas fini d’en découdre avec un puissant sentiment de décalage. Même à «650 à l’heure», même curieux de tout et animé d’un incessant besoin de renouvellement, il garde au creux de lui un profond sentiment d’inachèvement.

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Je suis convaincu que la liturgie des concerts classiques, c’est fini. Il faut offrir des expériences aux gens. Sans brader la musique. Mais en sortant des cadres

Pourtant, Lavaux Classic se positionne parmi les rendez-vous musicaux d’été qui comptent, dans la région et bien au-delà. Alors pourquoi ce scepticisme métaphysique? «On y reviendra…» L’incertitude lui sert aussi probablement de moteur à voir l’ascension de la manifestation, passée de deux soirées initiales en 2004, sous la dénomination de Cully Classique, à plus de 50 rendez-vous répartis sur dix jours aujourd’hui, sous son label «régionalisé» depuis 2016.

A quoi tient cette belle success story qui fête ses 15 ans en pleine forme? «A un certain état d’esprit, je pense», avoue l’immense brun. «Ce qui fait que les artistes et le public suivent, c’est qu’ils savent trouver ici une convivialité et une simplicité alliées à une solide qualité artistique. Les musiciens sont fatigués de l’anonymat des grands hôtels et du formatage des programmes. Les auditeurs aussi.»

Offrir une expérience

A Lavaux Classic, tout le monde se retrouve ainsi dans des lieux diversifiés, entre Vevey et Cully: du temple au théâtre en passant par des places, «p’tit train» des vignes ou caveaux. Les propositions sortent des sentiers battus avec balades dans les vignes, concert à l’aveugle, nocturne à la bougie ou soirée en pleine nature à l’arboretum de Riex. Les soirées off, très métissées, mélangent allègrement les styles. Et sur les 50 concerts reliés par une thématique – cette année, la «musique à programme» –, 30 sont gratuits.

Enfin, conférences, atelier-concert ou animations complètent une palette très ouverte sur d’autres horizons culturels, avant de profiter des spécialités gastronomiques ou viticoles de la région. Aurait-on trouvé ici la formule magique? «Je ne sais pas s’il y en a une. Personnellement je suis convaincu que la liturgie des concerts classique, c’est fini. Il faut offrir des expériences aux gens. Sans brader la musique. Mais en sortant des cadres et en les menant vers la vraie vie.»

Scolarité difficile

Cette vraie vie, Jean-Christophe de Vries la traque depuis toujours. On tient peut-être là le secret d’une histoire aux replis cachés. La raison du doute fondamental viendrait-elle d’une quête insatisfaite? «Peut-être. En tout cas, elle en compose un des aspects», souffle le jeune homme au sourire inquiet, avant de livrer quelques confidences. L’enfant naît à Lausanne, sa «ville bien-aimée». Il baigne dans la musique, avec un père habité par Bach, qui en passe en boucle tous les disques possibles. La grand-mère joue du piano de façon éclairée «comme dans les salons lisztiens». La mère, pianiste et claveciniste elle aussi respectable, divorce et finit d’élever seule ses quatre enfants.

Le petit Jean-Christophe suit naturellement la voie pianistique. Mais à l’école, c’est une autre affaire. Dyslexique, gauche dans son corps et lent dans l’expression de ses pensées – lui si rapide dans leur élaboration –, malhabile de ses mouvements, l’enfant est orienté vers des classes spécialisées. A l’école, le petit est «moqué, raillé». On pense qu’il n’est pas adapté au système. Avec le recul, le directeur festivalier estime plutôt que le système n’était pas adapté à lui. Jusqu’à l’âge de 14 ans, la scolarité est une lutte et une souffrance. «Je m’en souviens comme d’un marécage. Une époque froide et humide. Je me sentais nul et inadapté.»

Renaissance chez les chanoines

Et un jour, l’ouverture. «Comme tous les mâles de la famille [il a deux frères et une sœur, qu’il entend pratiquement chaque jour, ndlr], j’ai été placé en internat à l’abbaye de Saint-Maurice, chez les chanoines. Ça a été une sortie de l’apnée. J’ai tout à coup été écouté, apprécié, protégé, éduqué à mon rythme et cultivé pendant cinq ans. Une véritable naissance.» Il passe et réussit sa matu – «tu reviens de loin», lui dit sa mère. L’adolescent part alors à Berlin se confronter à cette fameuse «vraie vie». Il explore tout, danse, théâtre, littérature et musiques, fréquente les milieux alternatifs. Torturé alors par une homosexualité qu’il évite soigneusement de nommer, vivre ou déclarer, il révèle: «Tout le monde le sait maintenant, mais j’en parle peu. C’est constructif certes, mais reste pour moi un aspect assez inintéressant.»

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A son retour, il entre à l’Université de Genève en lettres, monte une association culturelle, fait de la mise en scène et crée une communauté réputée. La même année, en 2004, l’idée d’organiser des concerts à Cully se concrétise avec Markus Hagemann, rencontré par l’intermédiaire d’un voisin de Berlin. Le violoncelliste, qui a son luthier dans la jolie bourgade vaudoise, entreprend alors de se lancer dans l’aventure avec lui. Ensemble, les voilà qui créent et développent le festival, avant de se séparer six ans plus tard. Depuis lors, seul aux commandes artistiques de Lavaux Classic, Jean-Christophe de Vries n’en finit pas d’innover, de créer et de rêver.


Profil

1982 Naissance à Lausanne.

2003 Crée l’Association pour l’activité culturelle et humaine, dite La Fondation.

2004 Fonde Cully Classique, qui deviendra Lavaux Classic en 2016.

2007 Met en scène «Rayok antiformaliste», de Chostakovitch, à l’Opéra de Genève.

2008 Met en scène «L’histoire du soldat», de Stravinski, à Cully et à Berlin.

2011 S’installe avec 17 colocataires dans une grande maison, où il vit encore.