Ils font la Fête: des librettistes aux compositeurs, «Le Temps» dresse le portrait de cinq acteurs majeurs de la Fête des vignerons.

Les précédents portraits

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Sa mère, qui chantait dans l’Ensemble vocal, lui a beaucoup parlé de la Fête des Vignerons de 1977. Il avait 6 ans, et c’était comme un «petit mythe». Comme un bon fils, il a pris des cours de piano, avant de se tourner vers le jazz et de se mettre à la batterie «par goût, passion et opposition». A force de baigner dans la musique chorale, il était devenu «presque allergique aux Schubertiades».

Jérôme Berney a assisté à la Fête de 1999. Il y comptait beaucoup d’amis parmi les chanteurs et les musiciens, tels Jean-François Bovard, le tromboniste du BBFC qui dirigeait la Banda des Tâcherons. Le spectacle n’était pas vraiment sa tasse de thé. A la musique assez intellectuelle de Michel Hostettler et Jost Meier, il préfère l’énergie «un peu tribale, post-woodstockienne» de Jean Balissat en 1977.

Lui qui, adolescent, a tâté du rock tend à «cette transe, ce côté organique, physique» avec ses percussions. Sous l’impulsion de Daniele Finzi Pasca, il revient à des «choses plus explosives. «Afrique en Lavaux!» proclame le concepteur de la Fête. Quarante percussionnistes entre 10 et 70 ans se préparent à lever une tornade afro-cubaine sur Vevey.

Univers percussif

La Fête des Vignerons commence et se termine par les vendanges. Jérôme Berney a écrit la musique de ces deux tableaux dans une perspective rythmique lorgnant du côté du carnaval à Rio. Quittant la table ronde de son jardin ombré où crépitent les noix qui chutent, il remonte de la cave un fût métallique auquel il inflige une dégelée de coups de maillet. Puis, saisissant une caissette à vendange de couleur jaune, il la taloche comme un cajon péruvien et la gratte comme un washboard. Il a développé un univers percussif autour des outils de la vigne, incluant notamment des sécateurs. Soucieux de trouver le timbre juste, il a enregistré des vendanges et aussi les cloches de la ville de Vevey. La plus ancienne, le bourdon du temple Saint-Martin, date de 1603. Elle a servi de diapason à toutes les Fêtes.

Amateur de jazz intimiste, Jérôme Berney aime susciter des dialogues avec la musique classique à travers une formule de double trio. Il a ainsi revisité Ravel, Fauré, Chostakovitch, Frank Martin ou Benjamin Britten. Aux antipodes de tout iconoclasme, genre «Mozart à la guitare électrique», il respecte la partition originale, en ménageant des échappées, appelées «évasion», «irruption», «effraction» ou «intuition», incitant à une écoute différente. Dépassant ses blocages adolescents, il a pleinement renoué avec l’art choral, en créant Blue Flower Songs pour l’Ensemble vocal romand ou Reine Pokou, un oratorio africain rassemblant 300 chanteurs, un quintet de jazz et des musiciens africains.

Parfaits assemblages

«En temps normal, un concert attire 200 personnes, 1700 exceptionnellement. La Fête des Vignerons, c’est 20 000 spectateurs par représentation!» L’enjeu est énorme. Le travail a été ardu, nécessitant d’incessants va-et-vient entre les auteurs, Blaise Hofmann et Stéphane Blok, les compositeurs, Jérôme Berney, Valentin Villard et Maria Bonzanigo, le metteur en scène et même le chorégraphe. L’exercice n’a pas toujours été facile: «Avec Stéphane, on avait parfois l’impression d’être deux bandits planqués au fond du garage, avec la limousine criblée de balles, hésitant sur une sortie de la dernière chance», rigole-t-il. Ces artistes qui ne se connaissaient pas avant d’être sélectionnés («Nous n’existions pas en tant que nous») ont su accorder leurs violons. Le batteur est aujourd’hui très fier de «quelques parfaits assemblages Berney-Blok».

Au panthéon des batteurs qui l’ont inspiré, Jérôme Berney cite ses professeurs, Alain Petitmermet, Jean Rochat, Marc Erbetta, Marcel Papaux, et Olivier Clerc, du BBFC. Il a grandi en écoutant Tony Williams, Elvin Jones, croisé dans les années 1980 au Kebra, à Lausanne, ou Jack DeJohnette, le batteur de Keith Jarrett sur Changes, ce disque qu’il a reçu à 13 ans et qui a changé sa vie. «A côté d’eux, je me sens toujours comme une espèce de nain, de poussière.»

La tradition veut que les batteurs soient des balourds, des métronomes à peine améliorés. Jérôme Berney fait mentir le préjugé. Fin lettré, il s’inspire d’un livre de Véronique Tadjo pour Reine Pokou. Ou, pour Blue Flower Songs, de poèmes de Baudelaire et de François Debluë, librettiste de la Fête de 1999, ami et collègue au Gymnase de Chamblandes, à Pully. Les mots lui donnent du souffle, la poésie marque un tempo.

Ames errantes

La figure tutélaire de Ramuz plane sur la Fête. Tous les créateurs le citent. Jérôme Berney, lui, est un fin connaisseur de l’écrivain vaudois. Pendant deux ans, il a enseigné La grande peur dans la montagne à l’Université du Québec, à Montréal, puis collaboré à l’édition de la Pléïade. Il est le spécialiste mondial d’un roman inédit et inachevé, Légende, qui évoque les âmes errantes des Alpes, les glaciers comme purgatoire… L’évocation de la montagne chez Ramuz l’impressionne et fait résonner des émotions plus personnelles, car son père est mort au Zinalrothorn avanr ses 2 ans.

Deux années durant, il s’est immergé dans les manuscrits de l’écrivain, 60 000 pages enfouies dans les tréfonds de La Muette, à Pully. «C’est passionnant d’être confronté à cette puissance de travail. Quelle force! Quelle volonté! Des années de gestation pour un livre. Il dit toujours «faire, défaire, refaire». Cela rend humble…» Travailler sur Ramuz lui a donné envie de créer des choses personnelles. Il a renoncé à une carrière universitaire pour se consacrer à la musique.

Jérôme Berney a «une tendance à la mélancolie»; Ramuz «un côté sombre», qu’il tempère d’épiphanies. Daniele Finzi Pasca a poussé ses auteurs vers la joie, la fête. L’esprit de Ramuz, jadis pressenti pour le livret de 1927, hante les partitions. Ne serait-ce que dans cette certitude: que ce soit le cirque, l’accordéon dans La beauté sur la Terre ou l’harmonica dans La grande peur dans la montagne, «l’art rassemble les gens, l’art nous sauve».

«Parce qu’il lève son verre, il lève dans le jour du jour ressuscité», écrit Ramuz dans Passage du poète. Verre de rouge ou verre de blanc? Jérôme Berney apprécie autant l’un que l’autre – «c’est mon côté vaudois…»


Repères

1971 Naissance à Vancouver.

1996-98 Enseigne à l’Université du Québec à Montréal.

1998 Premier disque, Rêveries.

2013 Création de Blue Flower Songs au Cully Jazz Festival

2014 Créations d’Ivresses au Montreux Jazz Festival.

2017 Création de Reine Pokou, oratorio africain, à l’Auditorium Stravinski.

2019 Fête des Vignerons.