Jessica Pratt et Steve Gunn, touchés par la grâce
Musique
Jessica Pratt et Steve Gunn, les secrets les mieux gardés de la pop-folk américaine? Une situation qui n’a que trop duré: le monde doit savoir, et notamment la Suisse, où ces deux artistes précieux débarquent prochainement

Comment faire passer autant de choses avec aussi peu de matière? Offrir autant de nuances avec la même recette apparente, et éviter chaque piège de la fille seule avec sa guitare? Cette illusion de la simplicité qui n’en est pas une, c’est là l’une des nombreuses définitions du talent de Jessica Pratt, jeune Américaine de 32 ans, qui semble bien perchée avec sa voix venue de l’espace et son physique si particulier. Elle-même confirme qu’elle n’est pas toujours parmi nous: «J’ai passé ma vie dans les étoiles, à me laisser envahir par les émotions et à me perdre dans mes pensées. Ce sont des vertus qui conviennent parfaitement à mon métier.»
Quiet Signs, son troisième album, navigue globalement dans la même veine dépouillée que les deux premiers, tout en s’élevant encore plus haut dans l’onirique et la suggestion. Grande première, en revanche: elle a cette fois délaissé sa cuisine californienne pour un studio new-yorkais et a ajouté quelques cordes, flûtes et claviers pour sublimer l’ambiance. En prenant surtout garde à ne pas se perdre: «J’avais très peur de changer carrément de registre, de faire un disque avec plein d’effets qui allaient le rendre certes bien agréable à écouter, mais privé de l’atmosphère qui avait donné leur caractère aux deux précédents.» De fait, elle a d’abord enregistré à sa façon, tout en dépouillement, avant d’accepter les suggestions de son coproducteur, Al Carlson. Malin, ce dernier y est allé tout en douceur. «Il sait écouter mieux que personne. Toutes ses idées étaient pertinentes», avoue la Californienne sans se forcer.
La peur de se lancer
Ses camarades musiciens ont repéré l’ovni depuis bien longtemps et peinent à garder le sens de la mesure, tel Kevin Morby: «Mais il se passe quoi là, avec son single This Time Around? Ces cordes, ces paroles, c’est bien trop sublime pour être juste des cordes et des paroles. C’est de plus en plus fort au fil des écoutes. Je suis très heureux de vivre à une époque où Jessica Pratt sort des disques.» Idem ou presque pour Devendra Banhart («Jessica, c’est un assemblage de qualités, avec la plus rare de toutes: je la crois quand elle chante»), Destroyer («sa voix provient d’un lieu qui n’existe pas mais qui semble parfaitement naturel») et bien d’autres encore.
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Steve Gunn vient tout juste, lui, de franchir la quarantaine, et il a beaucoup en commun avec Jessica Pratt. La vénération dont il fait l’objet de la part de ses aînés, par exemple. Kim Gordon de Sonic Youth, mais aussi Michael Chapman – dont il a produit les deux derniers disques – et la légende folk japonaise Sachiko Kanenobu, qui a repris sa guitare après être tombé sur un de ses morceaux. Tony Garnier, également, le bassiste de Bob Dylan croisé par hasard en studio, qui a fini par jouer sur l’entier de son nouvel album et qui témoignait ainsi dans le Rolling Stone américain: «On ne se rendait pas toujours compte de ce qu’il faisait. Il fait preuve d’un tel calme, rien ne peut le déstabiliser. Et ses paroles, la façon dont ça monte au cerveau… Le mystère de ce garçon est aussi cool qu’énorme.»
Steve Gunn est lui aussi est resté sous le radar du grand public pendant très longtemps. Pas vraiment une injustice, il a tout fait pour que ça se passe ainsi. Sa carrière a d’abord patiné, à force de traîner les bars et d’accumuler les petits boulots sans vraiment oser se lancer. Il a également eu du mal à s’assumer comme leader, préférant multiplier les collaborations et rester à l’arrière-plan, ou alors chanter dans sa salle de bains. Un secret bien gardé: «Personne n’était au courant que je chantais, y compris mes potes. J’ai fini par me lancer en Europe, loin de ma zone de confort. Et il m’a fallu des années avant de sortir de ma coquille et de trouver ma voix.»
Une perte comme moteur
Autre point commun avec Jessica Pratt: c’est une perte qui a servi de déclencheur. Chez la Californienne: le décès de sa mère, il y a cinq ans, qui lui avait donné une énergie quasi inconsciente pour boucler On Your Own Love Again, son deuxième album. Pour le New-Yorkais d’adoption, originaire de Philadelphie: le temps passé avec son père dans les derniers mois de sa vie pour qu’ils puissent enfin tout se raconter. C’est là qu’il a admis que parler de soi n’était pas forcément une entreprise vaine et superficielle. Les neuf chansons de The Unseen In Between sont d’une densité impressionnante, avec une simplicité qui n’altère en rien leur virtuosité, et cette impression qu’il a réussi à condenser toutes les époques en un seul album.
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«J’écrivais des choses trop compliquées au début. Je comprends seulement maintenant à quel point une chanson simple peut être puissante, et à quel point c’est compliqué d’en écrire une. Je ne veux plus me cacher derrière un mur de guitares», dit Steve Gunn. Seul sur scène, il est déjà monumental de présence quand il débarque avec son blouson de cuir, sa guitare et sa dégaine de serpent. Il viendra prochainement en Suisse accompagné de ses musiciens, pour des performances qui s’annoncent à coup sûr exceptionnelles.
Jessica Pratt, «Quiet Signs» (Sity Slang). En concert le 4 avril à Lucerne (Südpol) et le 7 à Baden (Royal).
Steve Gunn, «The Unseen In Between» (Matador). En concert le 30 mars à Lucerne (Südpol) et le 31 à Zurich (Rotefabrik).