analyse
La star disparue a principalement bâti son répertoire en surfant sur les courants à la mode, parfois pour des résultats inégaux, obéissant aux lois du marché alors que seul le rock des pionniers le passionnait

Johnny Hallyday est décédé dans la nuit de mardi à mercredi, à l'âge de 74 ans. Retrouvez nos hommages:
C’est une vérité que les fans de Johnny ne parviendront peut-être jamais à avaler: «l’idole des jeunes» n’a jamais été un créateur, plutôt une enveloppe creuse capable de singer l’ensemble des styles issus de la grammaire pop. Rock’n’roll, blues, country, ballade «à la Broadway», rengaines FM, mais aussi prog-rock ou embardées conceptuelles, Johnny Hallyday a avancé durant plus d’un demi-siècle le nez collé aux tendances musicales dominantes. Parfois pour un résultat bizarre, vraiment, et à contrecœur le plus souvent.
Une jeunesse qui a de l'argent de poche
L’histoire est connue. Tâchons à nouveau de la résumer. A la fin des années 1950 en France, une jeunesse dorée grandit dans l’ennui. Elle n’a pas vécu la guerre, ne se reconnaît pas dans le conservatisme que ses aînés veulent lui faire embrasser. Aussi, alors que s’épanouissent les Trente Glorieuses synonymes de prospérité, elle jouit d’un argent de poche dont elle ne sait que faire. En effet, rien sur le marché ne s’adresse spécifiquement à cette génération gâtée. Puis brusquement, l’industrie du divertissement lui propose de consommer tout à la fois films, fringues, musique et idoles par qui se coller l’illusion du frisson, étouffer ses frustrations et s’inventer un présent.
Tandis que le rock’n’roll devient la bande originale de la jeunesse blanche occidentale, Elvis en incarne l’esprit de contestation molle. Le découvrant, Jean-Philippe Smet voit son existence d’un coup changer. Sauf qu’à la différence du plus grand nombre, lui se convainc de devenir le Presley francophone, imitant strictement le «King», faisant sienne aussi la moue de James Dean, se roulant par terre si nécessaire.
Opéra-rock bizarre
Beau gosse charismatique, interprète convainquant et performeur-né, Johnny devient bientôt chef de file du cirque yéyé en reprenant dans des versions acceptables par tous des titres emblématiques du rock US d’alors, de «Heartbreak Hotel» (Elvis) à «Tutti Frutti» (Little Richard) ou «Be-Bop-A-Lula» (Gene Vincent). La liste de ses adaptations est trop longue. On la résumera en rappelant que des fifties aux seventies, Hallyday enregistre plus de 180 reprises à l’origine signées The Beatles, Ray Charles ou Buddy Holly. Pour ses emprunts habiles, mais si peu créatifs, Johnny s’est obstinément maintenu au sommet des hit-parades français, confortant des décennies durant et jusqu’à l’étrange sa place de monarque pop franchouillard. Une couronne à l’origine concédée pour avoir été le premier rockeur de l’Hexagone à cartonner…
Comme souvent, les périodes «difficiles» sont celles par qui un héros transcende sa trajectoire. Dépassé à la fin des années 1960 par son succès, laissé rincé par son divorce, affaibli par des pépins de santé et coupables de disques mollassons, Hallyday rebondit d’abord en suivant à la lettre la tendance, observée aux Etats-Unis, d’un retour au rock sans fioriture des pionniers.
Dix ans plus tard, régnant cette fois sans flancher à forces d’albums à vocation bêtement mercantile (Derrière l’amour, 1976), l’idole s’ennuie et se cherche un challenge en catimini. Ce sera Hamlet (1976), un opéra rock bizarre voulant surfer sur la vague du rock progressif notamment représentée par Pink Floyd. Paru sans promotion alors même que Johnny tourne à la tête d’un show gargantuesque, ce double album incongru inspiré de la pièce de Shakespeare demeure l’une des gestes pop les plus barrées, artistiquement improbables – et désespérées aussi peut-être – signées par un ténor de la chanson francophone. Piéton et pompier, prétentieux et comme sous opiacés, Hamlet laisse qui l’écoute interdit – jusqu’aux fans qui boudent la chose à sa sortie.
Logique commerciale
Après ça? Oh, après Johnny rentre pour de bon dans le rang, offrant sagement au marché les tubes inoffensifs en rafales qu’il attend, avançant au croisement de la variété pâle et du rock édulcoré, copinant avec Michel Berger ou Jean-Jacques Goldman, et s’autorisant pour le plaisir des reprises convenues où s’interprètent en français Elvis ou Carl Perkins.
Rien qui fâche, donc. Mais dans cet entêtement qu’eut jusqu’au bout Hallyday à reprendre dès que l’occasion se présentait les classiques du rock primitif, on se dit que le chanteur n’éprouva finalement jusqu’au bout pour réelle passion que ce son tonitruant. Et que son drame intime fut justement d’avoir dû s’en écarter pour satisfaire les logiques d’une industrie qui l’avait inventé et qui, jusqu’à la fin, chercha à l’en tenir éloigné.