Portrait
Le Genevois de 29 ans est aux commandes de «Nayuno», l’émission hip-hop héritière de «Downtown Boogie» sur Couleur 3. Elevé à l’âge d’or du rap, l'animateur s’efforce de dépasser les clichés du genre en débusquant les talents féminins

Depuis le 28 août, Downtown Boogie est Nayuno. José Tippenhauer était le nouveau venu dans l’équipe de l’émission hip-hop phare de Couleur 3 en 2015. Le Genevois de 29 ans est aujourd’hui aux commandes.
A ses côtés, les poids lourds DJ Vincz Lee et Green Giant continuent de donner le la, en grands frères attentionnés. Entre deux séances d’enregistrement, celui qui baigne dans le monde du rap depuis l'enfance se dévoile en rythme et sans filet.
Vers le rap émotif
Le studio de la Sallaz vibre sous les basses. Une ambiance de rentrée, mi-studieuse mi-désinvolte. Les vannes fusent sur le flow de Future, SchoolBoy Q ou encore du Genevois Scor Novy.
Ce jour-là, l’équipe enregistre une émission spéciale pour les dix ans du clash entre Kanye West et 50 Cent. La victoire du rap émotif sur le gangsta rap. «Un moment fondateur dans l’histoire du hip-hop», avance José, profil racé et barbe finalement taillée.
«Toute une époque»
Nayuno? Les novices penseront à la dernière île exotique découverte au large du Pacifique ou encore à un designer japonais. Les initiés, eux, tableront à raison sur la prose du rappeur The Notorious B.I.G.: «If you don’t know, now you know.» C’est dit. «Il fallait renommer l’émission pour marquer le changement», explique José. Un baptême, une deuxième vie.
Il n’y a encore pas si longtemps, José lui aussi tenait le micro, sous le blaze Geos. «Toute une époque», sourit-il. Laquelle? «Celle des battles de rap en baggy, des après-midi entiers fourrés à la Maison de quartier, une adolescence sans limites.»
Avec son groupe Intérimeurs, boys band multicolore, José essaime à Genève et un peu au-delà. Une erreur de jeunesse? «Non, une bande d’amis pour la vie», rétorque-t-il.
Enfant du monde
Né d’un père haïtien et d’une mère germano-suisse, José tient davantage de l’enfant brillant que du cancre. Né à Lima, il passe les trois premières années de sa vie à Damas, puis déménage à Rabat.
Un itinéraire rythmé par les missions de son père pour le Programme alimentaire mondial. A Genève la cosmopolite, José, alors âgé de 8 ans, est un enfant du monde parmi d’autres. Le jour de la rentrée à l’Ecole primaire Hugo-de-Senger, il inscrit «Maroc» sous sa photo.
«A cette époque, je ne savais pas vraiment d’où je venais, confie-t-il. Le travail identitaire, je l’ai entrepris plus tard, en partant à Haïti apprendre le créole et donner des cours de rap.»
Géographie et minorités
Au pied de son immeuble, dans le quartier de Plainpalais, le magasin O’CD devient vite son QG. «J’y dépensais tout mon argent de poche», se souvient-il les yeux rieurs. Des disques de rap américain, mais surtout français.
Les années 90 sonnent l’âge d’or du rap. Sous la houlette de son grand frère, lui aussi passionné, José se «fait une éducation». Dans son walkman, le son des Sages Poètes de la rue, de Dany Dan, tourne en boucle.
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Doué en math, passionné de mythologie grecque, José quitte le Collège Voltaire un prix sous le bras. Après un bachelor en relations internationales, il choisit la géographie, une forme de «sociologie spatiale». Un cours va alors «bouleverser sa vie». Ségrégation raciale, cantonnement de la femme dans l’espace privé, corps en prison: l’approche du professeur Jean-François Staszak le bouleverse. Sans surprise, il consacre son mémoire à la géographie du genre.
Les quotas, un premier pas
Avec son petit côté intellectuel, on parierait qu’il adore le slam, Grand Corps Malade et tous les autres. Raté, il préfère «le rap, le vrai, à la rythmique dure». S’il embrasse le milieu hip-hop tout entier, José n’en demeure pas moins critique envers ses travers misogynes, grosses cylindrées et nymphes dénudées en tête.
A sa manière, le jeune homme tente de désamorcer ces stéréotypes. «Pour valoriser l’image de la femme dans le rap, il faut parler de ces artistes montantes, mais très peu visibles.» A l’antenne, cela passe par les quotas.
«Cela peut paraître réducteur, mais c’est un premier pas.» L’enjeu? Aller chercher au-delà de Nicki Minaj. Ces dernières semaines, l’Américaine Rapsody, l’Anglaise Little Simz ou encore les Françaises Chilla et Casey sont passées sur les ondes.
Au-delà des cartes et des capitales
Quand il n’est pas à l’antenne, José enseigne la géographie, les mathématiques et l’éducation citoyenne dans les écoles genevoises. Un boulot d’étudiant qui flirte avec la vocation. Est-il le prof cool par excellence? «Oui et non, quand j’ai commencé, en 2009, je n’avais parfois que cinq ou six ans de plus que mes élèves, je ne pouvais pas les prendre de haut.»
Aujourd’hui rompu à l’exercice, il trouve le bon équilibre. «J’adore créer du débat, ouvrir des perspectives politiques, leur montrer que la géographie dépasse largement le cadre des cartes et des capitales.» C'est dans cette optique qu'il co-fonde «Jet d’Encre», un espace de débat en ligne dont il gère aujourd'hui la rubrique «genre».
«Après le refrain, on y va»
L’après-midi s’étire dans les studios de Couleur 3. Encore un mot sur la récente hospitalisation de Lil Wayne, grillé aux drogues, et l’ingénieur son lève la main: «Après le refrain, on y va.»
Casque sur les oreilles, José s’isole dans sa bulle. Le jeune homme est perfectionniste. Un peu trop même, d’après ses collègues. «Les gars, l’émission est préenregistrée», lance-t-il depuis sa cabine après avoir fourché sur un mot. José n’admet pas l’erreur.
Le rap doit déranger
Il faut dire qu’en héritant d’une nouvelle heure de diffusion, 20 heures, Nayuno a aussi dû gommer son côté freestyle pour rentrer dans les rangs. Finie l’ambiance «maison de quartier», effacés les egos pour faire place à la musique.
«En dix-huit ans, le hip-hop s’est démocratisé, les codes ont volé en éclats», explique José. Le genre n’a donc plus rien d’alternatif? «Si, le rap trouve toujours une manière de déranger, d’interpeller.»
Profil:
1988: Naissance à Lima
1996: Arrivée à Genève
2011: Co-fonde le site www.jetdencre.ch
2015: Master en géographie à l’Université de Genève
2015: Débute à «Downtown Boogie»
2017: Anime l’émission «Nayuno»