Avez-vous déjà réinvesti les terrasses et contemplé, l’air glouton mais tiraillé, la carte et son abondance d’options citronnées ou pétillantes? Du côté des sorties musicales d’avril, c’est un peu la même effervescence, avec de quoi ravir toutes les papilles auditives: Taylor Swift qui réenregistre l’album de ses débuts, Fearless, pour en récupérer les droits; Feu! Chatterton qui livre un troisième album puissant; tout comme La Femme.

Mais puisque ce sont les règles du jeu, il a fallu faire un choix. Voici donc le menu printanier composé par notre équipe, qui devrait contenter les amateurs d’apéros improbables (la post-punk de Dry Cleaning), de douceurs familières (la pop éthérée de London Grammar) comme de digestifs corsés (l’électro berlinoise de Modeselektor). Santé!


London Grammar (GB) prend corps

Spectral. C’est l’adjectif qui s’impose lorsqu’on songe à London Grammar et son Wasting my young years, brume orchestrale d’où s’élevait, en 2013, le soprano stellaire de la chanteuse Hannah Reid. Le trio londonien a fait de cette pop fantomatique sa marque de fabrique, au fil de deux albums où les mélodies lyriques et les accompagnements évanescents (voire désincarnés) flottaient en maître. L’esprit London Grammar prendrait-il tout à coup des couleurs? Dans Californian Soil, troisième opus attendu, le groupe mâtine sa grammaire sonore d’instruments plus francs et de rythmes dansants. Un tournant qui reflète celui, interne, d’Hannah Reid: en interview, la trentenaire dit avoir vécu la composition de cet album comme une libération, s’affranchissant notamment de la misogynie inhérente à l’industrie musicale, pour «reprendre possession de [sa] vie». On sent en tout cas celle qui infuse Lose Your Head, ballade post-rupture aux beats entraînants, Missing et ses relents R’N’B, ou le solide Californian Soil. Titre qui résume bien cet ensemble (presque toujours) cohérent, où l’on retrouve l’élégance rêveuse et éthérée de London Grammar – avec moins d’ombre et plus de chair autour. Virginie Nussbaum

London Grammar, «Californian Soil» (Ministry of Sound)


Charlotte Cardin (CA), oiseau rare

Ça a commencé sur le plateau du télécrochet québécois La Voix, virevoltant sous les paillettes multicolores. En 2013, Charlotte Cardin a 18 ans, exerce comme mannequin et gymnaste mais c’est sa voix élastique et puissante qui capte la lumière. Si elle ne remporte pas l’émission, ses deux premiers EPs accumulent des millions de streams – bon signe. Après les tournées (dont un passage à Paléo en 2019) et près de trois ans à composer, la Canadienne confirme cette cabriole professionnelle avec son premier album, Phoenix. Un envol comme une renaissance, donc, car «la croissance vient toujours avec des sacrifices, de là l’image de l’oiseau qui renaît de ses cendres», des mots de l’artiste. Comme elle, l’album est multiple. Sautant comme si de rien n’était du piano sentimental (Anyone Who Loves Me, B.O. illégitime de A Star is Born) à une pop calibrée, des balancements latins (le joueur Sex to Me) aux accents clubbing (Passive Agressive, tube instantané). Son timbre aussi mue, ici éraillé et plaintif, là soul et mélancolique. Chant sûr et plumage changeant, Charlotte Cardin est un oiseau rare, quelque part entre une Arlo Parks et une Dua Lipa. On l’imagine prendre rapidement de la hauteur. V. N.

Charlotte Cardin, «Phoenix» (Parlophone)


Dry Cleaning (GB), la poésie de la parleuse

Le post-punk s’est imposé comme une vraie tendance depuis quelques années, mais ça reste une niche. Autrement dit: beaucoup de prétendants et peu d’élus dans un genre qui peine à se renouveler. Ainsi, les figures de proue irlandaises de Fontaines D.C. ont eu un mal fou à accrocher notre oreille dès leur deuxième album. Et l’avant-dernière tentative british a viré au fiasco total: les TV Priest ont tout misé sur la dégaine routière de leur chanteur, pour un bel effort marketing et une désespérante insignifiance sur disque. Il arrive pourtant que la magie opère, parfois même dès la première écoute. C’est le cas avec Dry Cleaning, quatuor londonien qui survole la concurrence grâce à sa chanteuse Florence Shaw. Sa parleuse, devrait-on dire, qui débite ses textes avec une voix aussi intimidante qu’enivrante. Elle parle joliment de solitude et de mal de vivre même si, de son propre aveu: «La mélancolie, l’ennui et l’introspection sont les symptômes d’un milieu privilégié» – les membres du groupe se sont rencontrés en école d’art. Une basse musclée et des guitares qui traînent achèvent d’en faire une réussite totale. Suffisant pour faire carrière? Pas sûr qu’ils durent mieux et plus longtemps que leurs camarades. Mais quel départ idéal… Philippe Chassepot

Dry Cleaning, «New Long Leg» (4AD)


Godspeed You! Black Emperor (CA), cosmogonie d’ici-bas

Il y a bientôt trente ans naissait à Montréal une étrange bête au nom complexe: Godspeed You! Black Emperor. Ce large ensemble (il compte en général, d’une configuration à l’autre, une dizaine de membres) s’est tout de suite porté vers des pièces d’envergure, des morceaux fleuves souvent d’un bon quart d’heure, divisés en mouvements. On y entendait un post-rock à la fois fuligineux et progressif, sombre et protestataire (Godspeed n’est pas un fervent partisan de l’OMC, dira-t-on). G_d’s Pee at State’s End! poursuit cette veine, avec peut-être un léger supplément de clarté, cela dit: les montées et les motifs restent lancinants, les guitares et les cordes frottées sentent encore la cendre, les rythmes ont toujours quelque chose d’un marching band spleenétique, mais on voit de temps à autre le smog se déchirer pour laisser apparaître des élans solaires. Et avouons-le: il n’y a rien de plus troublant qu’une échelle de Jacob à laquelle il manque quelques degrés. Philippe Simon

Godspeed You! Black Emperor, «G_d’s Pee AT STATE’S END!» (Constellation)


Modeselektor (D), du lourd dans les tiroirs

Vingt-sept titres assemblés dans un mix de soixante-six minutes, servis sur une cassette orange pétant. Deux ans après Who Else, Gernot Bronsert et Sebastian Szary reviennent avec Extended, une mixtape qui fleure bon le nettoyage de printemps. Privé des scènes techno qu’ils ont l’habitude d’enflammer jusqu’au petit matin à grand renfort de visuels léchés, le duo berlinois s’est plongé dans ses disques durs pour dépoussiérer des archives remontant jusqu’à 2007. Entre vieux morceaux réassemblés et nouvelles compositions, il aura fallu pas moins de dix versions pour donner naissance à ce projet qualifié de «réponse au chaos et à l’incertitude du monde extérieur». Fidèle à ses sonorités, Modeselektor oscille entre expérimentation bruitiste et morceaux plus mélodiques, sur fond de rythmes syncopés et de basses profondes. Les amateurs le savent, elles ne s’exprimeront pleinement que lorsqu’elles seront mises en valeur par un soundsystem capable de vous faire vibrer les poils du nez à 100 mètres à la ronde. En attendant, cette sortie nous invite à faire un peu de tri dans l’espoir de retrouver un walkman, dans un élan de nostalgie. Les occasions se font rares en 2021. Alexandre Steiner

Modeselektor, «Extended» (Monkeytown Records)


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