Quel est l’exercice le plus délicat? Une entrée en fanfare ou un retour attendu? Dans le cadre de la sortie de son deuxième album début juin, Clara Luciani déclarait au site Chartsinfrance.net que «le premier album, on l’écrit vraiment pour soi parce qu’on n’a pas grand-chose à perdre ni personne à décevoir à part les proches».

Pour la suite, par contre, la pression de confirmer le strike semble inévitable. Une pression qui a certainement pesé sur les épaules de Wolf Alice, quatuor britannique de rock alternatif au moment de se remettre en piste, après un Mercury Prize et quatre ans de silence. Et que dire du come-back de Kings of Convenience, ce groupe folk norvégien réapparu sur les radars ce mois… douze ans après son dernier album? La pression et sans doute le luxe d’avoir pris son temps s’avèrent payants: ces deux sorties, abouties et enivrantes à leurs manières, figurent parmi les douceurs de notre jukebox de juin.


Wolf Alice (GB), douces morsures

Dans le recueil de nouvelles The Bloody Chamber de la romancière Angela Carters, Wolf Alice est une fillette élevée chez les loups qui ne sait pas qu’elle est humaine – ni d’un royaume ni vraiment de l’autre. Le groupe londonien du même nom est, lui aussi, une créature hybride et fascinante. Né duo folk en 2010, Wolf Alice s’est mué en quatuor rock alternatif, semant ses riffs dans des nappes rêveuses façon shoegaze. Une capacité à flotter entre les genres, à emmener le rock aux portes de la pop, sans jamais l’édulcorer, qui culmine dans ce troisième album. Blue Weekend s’ouvre sur une plage (The Beach) où, comme la marée, des chœurs magnifiques gonflent pour raconter les amitiés qui chavirent. Plus loin, Smile lâche les chiens et les guitares («tu ne m’aimes pas, eh bien, ça n’a aucune putain d’importance», crache la chanteuse Ellie Rowsell), tandis que Safe from Heartbreak invoque des harmonies à la Abba. Mais c’est Delicious Things, promenade chuchotée dans les collines capiteuses de L.A., qui enivre le plus vite. Douces morsures, intimes et atmosphériques, les 11 morceaux de Blue Weekend pourraient habiller autant de scènes de film – les clips de l’album composent d’ailleurs un genre de court métrage filé. La pandémie a permis à l’album de mûrir entre les mains du producteur Markus Dravs (Coldplay, Arcade Fire): le résultat est l’un des plus envoûtants de ce début d’été. Virginie Nussbaum

Wolf Alice, «Blue Weekend» (Dirty Hit/RCA Records)


Silly Boy Blue (F), relève de caractère

A la question «la variété est-elle condamnée à la médiocrité pour avoir une chance d’exister?», certains artistes ont répondu «non». Haut et fort, en refusant de miser sur le mauvais goût supposé du grand public pour embrasser le succès, et en gardant suffisamment d’authenticité pour se regarder dans un miroir sans baisser les yeux. Souhaitons donc la bienvenue à Ana Benabdelkarim, aka Silly Boy Blue, qui a coché toutes ces nobles cases pour nous offrir un premier album très agréable. Pour le miroir, c’était réglé depuis longtemps, ses faux airs d’Eva Green lui conférant une présence envoûtante à l’écran. Et pour son premier grand format, si l’ensemble manque un peu de variations à l’arrivée, on peut tout de même en extraire de vrais singles à écouter en boucle. Notamment The Riddle et son refrain qui emporte tout. Plus important encore: la jeune fille de 25 ans montre déjà un grand caractère qui n’a pas peur de se dévoiler ni de s’affirmer. Elle a ainsi refusé de se laisser embarquer dans un combo guitare-voix voué à l’échec pour plonger dans une production aussi moderne que musclée. Une belle promesse d’avenir, assurément. Philippe Chassepot

Silly Boy Blue, «Break up songs» (Columbia)


Martin XVII (CH), juste avant l’apocalypse

Les Jurassiens Louis Riondel et Pascal Lopinat ont forgé le néologisme de mielcore pour définir leur musique. Forcément, ça fait obliquer les attendus vers le doux, le solaire, la lave en slow motion, mais aussi vers l’idée d’un noyau dur. Le résultat ne trahit pas la composition: le métabolisme de ce Midi Lumière aligne des synthétiseurs chaudement désuets, des rythmes détachés, des voix autotunées et des choix harmoniques qui dessinent un coucher de soleil en bord de mer capté sur VHS. Et puis il y a tout ce qui corrode la saccharine: des surimpressions rythmiques qui se mettent à vibrer comme les élytres d’un insecte qui se cogne dans la chanson; des textes qui disent sourire aux lèvres la cyclothymie du monde d’aujourd’hui; et ces fulgurances où les titres déshumanisent leur naïveté comme un réplicant pris sur le fait. Bref, on a là un exercice très abouti de savoir aigre-doux. Philippe Simon

Martin XVII, «Midi Lumière» (Sbire Records)


Kings of Convenience (NOR), l’invitation à la paresse

C’est un retour qu’on n’attendait plus vraiment, et un groupe auquel on ne pensait d’ailleurs pas tous les jours. Mais voici que douze ans après leur dernier album, Eirik Glambek Bøe et Erlend Øye, alias Kings of Convenience, nous offrent avec Peace or Love leur quatrième effort en un peu plus de vingt ans de carrière. Originaire de Bergen, cette petite ville portuaire faisant avec ses maisons colorées la fierté de la Norvège, le duo s’est installé à Londres à la fin du siècle dernier, où il a enregistré entre 2001 et 2009 trois disques participant au renouveau folk. Deux garçons, deux guitares, un univers acoustique et feutré, tout en mélancolie et en douces harmonies vocales: les deux Norvégiens, on le dit depuis leurs débuts, rappellent forcément Simon & Garfunkel. On n’attendait plus leur retour, et leur quatrième album, qui porte bien son nom – Peace or Love – tant il incite à la paresse, n’a dans le fond rien de surprenant, ou peut-être des mélodies plus épurées encore. Mais ô que c’est beau et enivrant – on pourrait écouter sans fin ce délicat Love Is a Lonely Thing qui scelle les retrouvailles de Glambek Bøe et Erlend Øye avec la Canadienne Feist. Stéphane Gobbo

Kings of Convenience, «Peace or Love» (EMI)


Sinepop (CH), des insectes aux étoiles

Il faut parfois savoir prendre son temps. Après vingt-cinq ans de scène, le Neuchâtelois Romain Ducommun, alias SinePop, livre un premier album qui se déguste comme un bon film nous emmenant aux confins d’un univers aux sonorités délicieusement rétro, faites de blips et de blops. The Crystal Age se veut un hommage à la science-fiction des années 1970. Pas question ici de techno énervée, mais de mélodies envoûtantes composées au gré des voyages, de l’Espagne à la Norvège, où se mêlent parfois aux nappes électroniques des chants d’oiseaux et crissements d’insectes recueillis dans la nature équatorienne. Le côté cinématographique et expérimental de l’ensemble ne doit rien au hasard. La mise en son de films muets ou parlants lors de performances live, dont il s’est fait une spécialité au sein du collectif Cycle Opérant, a forcément déteint sur les créations solo du musicien. Véritable invitation au voyage, cette quasi bande-son offre finalement à tout un chacun l’opportunité d’imaginer sa propre odyssée interstellaire. Qui n’en a jamais rêvé? Alexandre Steiner

Sinepop, «The Crystal Age» (Cycle Opérant)


Les Jukebox précédents

Mai: Georgio, Squid, Colleen…

Avril: London Grammar, Charlotte Cardin, Dry Cleaning…

Mars: Lana Del Rey, Israel Nash, Genesis Owusu…