Le Jukebox de mai 2021: Georgio, Squid, Colleen...
Musique
Chaque dernier vendredi du mois, les mélomanes au sein de la rédaction du «Temps» vous proposent une sélection des dernières sorties. Dans le panier de mai, le flow littéraire de Giorgio ou Squid, la nouvelle sensation punk-rock britannique

Dis-moi ce que tu écoutes et je te dirai qui tu es: voilà qui n'aura jamais été aussi vrai. Une étude de l'Université de Tel-Aviv, publiée ce mois, révèle que trois morceaux suffisent à identifier la personne qui les a choisis. Une conclusion qui inquiète les experts, soucieux des informations que récoltent sur nous les géants du streaming. Mais qui fascine aussi: les playlists sont-elles devenues les portraits-robots d'aujourd'hui?
Celle du mois de mai est l'œuvre d'un individu à cinq têtes et aux goûts éclectiques. Il écoute le flow de Giorgio, petit Prince du rap aux grandes idées, le post-punk tentaculaire de Squid ou encore le pop-rock rétro des Genevois de Barrio Colette. De quoi tromper les algorithmes...
Georgio (F), petit Prince du rap français
Dans un monde du rap français enclin au clash et à l’entre-soi Georgio impose sa différence. Voilà un petit gars du XVIIIe arrondissement qui cite Romain Gary, Toni Morrison, Henri Michaux ou Robert Desnos dans ses textes. Passionné de littérature autant que de hip-hop, l’homme signe à 28 ans son 4e album, Sacré, le plus abouti. Une dizaine d’années de carrière, un Olympia bourré à craquer en 2017, un disque de platine au compteur: la violence du constat social et de ses mélancolies intimes n’empêchent pas une manière de lumière. «Je fais ma musique avec le cœur, faute de français, de grammaire, rejeté du système scolaire et je m’endors avec Jay-Z et Jacques Prévert. Petit Prince au beau milieu de l’univers». Energie souvent rock, traces de chanson française, le flow rap de Georgio prend de la hauteur, et la vue est belle. Aïna Skjellaug
Georgio, «Sacré» (Panenka Music)
Squid (GB), pas de friture dans le rock
Lorsque les médias s’empressent de faire d’un nouveau groupe la sensation du moment, il y a souvent de quoi rester dubitatif. Ce mois, c’est le premier album de Squid qui semble faire l’unanimité, tant en Grande-Bretagne qu’en France et ailleurs. En outre, Bright Green Field est estampillé Warp Records, un label connu pour signer peu mais bien, à l’instar de Bella Union ou Heavenly. Squid, ce sont cinq jeunes Anglais de Brighton auxquels, par facilité, certains ont déjà accolé l’étiquette post-punk. Facile, puisque ce genre né après le punk, donc, n’en est pas véritablement vu qu'il définit toutes les expérimentations diverses et variées nées dans les années 1980. Rapidement, en écoutant les titres les plus percutants de Bright Green Field, on pense tenir-là une sorte de croisement entre Sleaford Mods et Idles, gouaille british et guitares affutées, mélodies sèches et rythmiques volontiers déstructurées. Mais en fait, pas du tout. Squid signifie «calamar», et ce n'est peut-être pas innocent: la musique du quintette a cette faculté assez excitante de vous échapper, de vous glisser entre les doigts. Qu'écoute-t-on, finalement? Il y a là des influences punk, certes, mais aussi venues du jazz et du post-rock. Il y a quelque chose de joueur et expérimental qui pourrait être cérébral, si ce n'est qu'il y a toujours comme une urgence viscérale. Alors oui, on tient là une (petite) sensation. Stéphane Gobbo
Squid, «Bright Green Field» (Warp Records)
Gruff Rhys (GB), la pop au sommet
Il y a dix ans tout juste, Gruff Rhys publiait le sommet de sa discographie: Hotel Shampoo, treize titres comme autant de classiques indémodables. Pas facile d’enchaîner après une telle densité de chansons parfaites, sans doute. Le Gallois, ex tête pensante des Super Furry Animals, s’était légèrement égaré ensuite: un album symphonique trop riche qu’il a immédiatement regretté (Babelsberg, 2019), et une tentative de réparation hélas trop précipitée et trop plate (Pang! en 2019). Mais voici venu le temps de la résurrection, avec un Seeking New Gods flamboyant écrit sur la crête de la cinquantaine. Son alibi: se mettre dans la peau du mont Paektu, plus haut sommet de Corée, pour écrire sa biographie – oui, Gruff Rhys est un artiste bien perché. Son véritable propos: évoquer la mémoire et le temps qui passe à travers des morceaux qu’il s’est cette fois évertué à ne pas surcharger. La chanson-titre est peut-être la plus émouvante qu’il ait jamais écrite. Un album qui marque le retour du maître pop au sens inné et inépuisable de la mélodie. Philippe Chassepot
Gruff Rhys, «Seeking New Gods» (Rough Trade)
Colleen (F), comme un shot en orbite
On a vu Cécile Schott (alias Colleen) débouler dans le paysage musical au début de ce millénaire, et on n’a jamais réussi à synthétiser son esthétique autrement qu’en en pointant le substrat onirique. Il faut le reconnaître, d’un disque à l’autre, Colleen brouille les pistes en multipliant les approches et les instrumentations – ressources électroniques, boîtes à musique, viole de gambe (pour Les Ondes silencieuses, magnifique œuvre de 2007), ad lib. Dans The Tunnel and the Clearing, l’instrumentarium lorgne sur des boîtes à rythme et des claviers d’il y a quelques décennies et élabore, à partir de pulsations qui chuintent et de mélodies en tubulures, quelque chose qui ressemble à des joggings en apesanteur, à des voyages mélancoliques vers des sphères plus ou moins lointaines, des éthers, des geysers glacés. Une comparaison qui ne résumera pas cet album mais en donnera peut-être une image tangentielle: imaginez Kraftwerk quittant l’Autobahn pour un pas de tir de Cape Canaveral. Philippe Simon
Colleen, «The Tunnel and the Clearing» (Thrill Jockey)
Barrio Colette (CH), rétro dans le vent
Choucroutes de boucles, cuissardes dorées, épaulettes et présentatrice au verbe doctoral... le premier clip de Barrio Colette semble tout droit sorti d'un programme télé eighties, et il n'y a pas mensonge sur la marchandise: leur son aussi. A l'écoute des accords électriques à effets reverbe et du refrain acidulé de Filles Garçons, ode pop-rock aux vulnérabilités un peu névrosées, on pense aux Rita Mitsouko comme à l'énergie canaille des 4 Non Blondes. Et pourtant, Barrio Colette est un jeune trio genevois - un «sensible à trois têtes» diraient celles qui le composent: l'actrice et chanteuse Noémie Griess, le guitariste Nicolas Scolari et Anissa Cadelli, qui sévissait déjà au sein de Bandit Voyage. Né en 2019, Barrio Colette sort ce printemps son premier EP, Amour de vivre, et là non plus, pas d'esbroufe: les quatre titres, entre balade rêveuse et grain de folie punk, redonnent à la langue française son charme désinvolte et à nous, l'envie de secouer notre tignasse (à défaut de choucroute) sur une piste collante. A la fois délicieusement rétro et furieusement dans l'air du temps. Virginie Nussbaum
Barrio Colette, «Amour de vivre» (Cheptel Records)
Les Jukeboxs précédents
Avril: London Grammar, Charlotte Cardin, Dry Cleaning…