Musique
Chaque dernier vendredi du mois, les mélomanes au sein de la rédaction du «Temps» vous proposent une sélection des dernières sorties musicales, celles qui méritent qu’on y jette une oreille

Même pendant la pandémie, elle continue heureusement de déferler: la vague, riche et exaltante, des nouveautés musicales. Au Temps, nous consacrons régulièrement des articles aux artistes qui font l’actualité, en Suisse comme à l’étranger. Mais parce qu’il y en a encore tant d’autres qui méritent d’être mis en lumière, et qu’il y a parfois de quoi se perdre dans la jungle foisonnante de Spotify, nous lançons un nouveau rendez-vous.
Chaque dernier vendredi du mois, les mélomanes de la rédaction du Temps vous proposeront leurs coups de cœur. Une sélection de cinq albums, des grands retours aux phénomènes émergents en passant par ces talents passés sous le radar auxquels il vaut la peine de jeter une oreille. Un mélange des genres mais avec, à chaque fois, au moins un cru local.
Pour cette première cuvée (qui, exceptionnellement, inclut des albums sortis au mois de septembre), retrouvez le maître de l’indie folk Sufjan Stevens, découvrez les rébellions techno-pop de la Colombienne qui monte Ela Minus et enveloppez-vous dans les nappes de synthés du DJ danois Kölsch.
Sufjan Stevens (EU) et l’Amérique en échec
Les Etats-Unis crèvent de leurs paradoxes? Sufjan Stevens, 45 ans, leur bâtit un caveau. Autrefois lancé dans le projet d’écrire un album pour chaque Etat d’Amérique, le songwriter l’abandonne après Illinois (2005) pour creuser ses obsessions thématiques dans de vastes fresques folks autobiographiques (Carry & Lowell, 2015), parfois expérimentales (The Age of Adz, 2010) ou impressionnistes (Mystery of Love, 2018). Dans ce cheminement exigeant articulé entre quête mélodique et élans contrariés, The Ascension s’aborde comme une mise en suspens. Si la grammaire ici est pop, empruntant à l’électro pour tailler Video Game à coups de traits fluos, ce huitième album s’envisage comme un labyrinthe suffoquant. Farci de chausse-trapes (Run Away With Me), de voies de garage (Sugar), de pièces dérobées (Make Me An Offer I Cannot Refuse) ou de panoramas dégradés (America), il traduit les convulsions d’un pays idéologiquement effondré. Chouette lieu, semble dire Stevens, pour reprendre sa vie à zéro. David Brun-Lambert
Sufjan Stevens, «The Ascension» (Asthmatic Kitty).
Ela Minus (COL), manifeste électro
Elle s’est d’abord bien amusée en Colombie, où elle a grandi et joué de la batterie dans un groupe de métal. Puis elle s’est ennuyée à Boston lors de ses études de musique contemporaine, avant de trouver une échappatoire dans le monde de l’électro. Un pas de côté qui a révélé sa force intérieure et son talent protéiforme pour nous offrir Acts of Rebellion, premier album tour à tour sombre, planant et chaleureux. Son titre sonne comme un manifeste, avec un sens certain de la formule qu’on retrouve aussi dans son single They told us it was hard, but they were wrong «Ils nous ont assuré que c’était dur, mais ils avaient tort»). Ela Minus, de son vrai nom Gabriela Jimeno, l’assure: «J’ai toujours ressenti cette sorte de mélancolie qui laisse croire que c’est à travers la tristesse qu’on perçoit vraiment les choses. Mais j’ai toujours eu besoin, dans le même temps, de glorifier la vie. Elle est dure en Colombie, mais je n’ai jamais vu autant de joie que là-bas.» Voilà un appel roboratif, une incitation à vivre aussi pleinement que possible. Tout ce qu’on peut ressentir au fil d’un disque qui donne envie de se (re)dresser pour l’éternité. Philippe Chassepot
Ela Minus, «Acts of Rebellion» (Domino).
Murmures Barbares (CH), un retour aux ténèbres
Il s’est écoulé sept ans entre Murmures Barbares, premier album du duo neuchâtelois du même nom, et Mantras. C’est long, sept ans. Cela a notamment laissé le temps au producteur Hook de vivre de folles aventures avec la chanteuse kényane Muthoni Drummer Queen, tandis que le rappeur Idal aiguisait un style déjà bien acéré dans le cadre du projet Amorce. Mais cela n’a pas suffi à altérer l’identité profonde de leur collaboration. Bien au contraire: la musique reste électronique et évolutive, le rap dense et exigeant. Mais les deux acolytes ont raclé leur formule à l’os. Exit les quelques samples organiques et les touches d’humour que s’autorisaient Hook et Idal en 2013: leurs Mantras sont minimalistes et sombres, calés sur des grooves secs et froids. Les dix titres déstabilisent sans arrêt, chassant chaque instant d’harmonie d’une stridence synthétique, jusqu’à l’apogée atteint avec Pur en piste numéro 8, où Hook exécute un beat étrangement dansant tandis qu’Idal délivre son meilleur rap. Oui: c’était long, sept ans. Lionel Pittet
Murmures Barbares, «Mantras» (XX).
Carla Bruni (FR), un album amoureux
Plus bourgeoise que bohème, sublime, héritière, mariée à un président: elle a vite fait d’agacer, Carla Bruni. Mais elle a surtout, depuis le début de sa vie publique, un talent, celui de ne jamais se justifier de ce que l’on dit d’elle. Depuis presque vingt ans, elle mène ainsi sa vie de chanteuse pop folk sur le mode acoustique, sans se préoccuper d’autre chose que de la seule chose qui l’occupe, l’amour. On peut trouver cela léger, mais au temps mauvais du covid, cette douceur apparaît presque nécessaire. Dans son nouvel et magnifique album qui porte son nom, Rien que l’extase parle de gaieté mais dit en creux les cicatrices de la passion. La Chambre vide raconte la solitude et la fierté d’être une mère. Un Grand Amour, la cruauté de chaque serment. Carla Bruni confirme sa cohérence et son talent. Avec sa voix presque éraillée, un peu rauque, elle susurre et a toujours l’élégance de cacher l’acide de ses refrains. Une chanteuse douce, Carla? Non, une chanteuse qui sait que chaque baiser contient sa part de larmes. Aïna Skellaug
Carla Bruni, «Carla Bruni» (Barclay).
Kölsch (DK), s’évader enfin
Great Escape. Une ouverture au pas de charge, menée percussions battantes, adoucie par des murmures de violons et une voix qui ne dit rien mais qui nous libère de l’enfermement ressenti ces derniers mois. Le ton est donné pour ce quatrième album du producteur danois Kölsch, figure emblématique de la scène techno mondiale. Les 12 titres de l’opus s’enchaînent avec justesse, invitent à la rêverie, parfois à l’introspection, mais surtout à une forme de célébration festive et décomplexée. A une trompette jazzy succèdent de puissantes nappes de synthés, des notes de piano endiablées, un appel à laisser filer nos doutes face au temps qui passe. Le tout sur une rythmique qui pousse constamment à se laisser emporter. De l’aveu de Kölsch, Now Here No Where «est un album sur la vie en 2020, une époque définie par la confusion, la désinformation et les défis environnementaux». Au terme du voyage, on se prend à rêver de partager les émotions de l’artiste à l’aurore, en communion avec 15 000 personnes devant une scène ouverte. Alors, on ferme les yeux, on remet son casque et on relance la boucle. C’est aussi ça la vie en 2020. Alexandre Steiner
Kölsch, «Now Here No Where» (Kompakt).