«Je ne veux plus écrire sur les peines que le féminin m’a fait.» Il l’annonce sans ambages dès le premier couplet de La Fièvre, son single de lancement, chanter l’amour, c’est terminé pour Julien Doré. Place à un nouveau registre, écologiquement engagé, avec suffisamment d’autodérision pour éviter l’écueil moralisateur. Moins autocentré également, Aimée révèle pourtant les doutes, les failles et les paradoxes du chanteur face à un monde qu’il scrute désormais depuis son refuge des Cévennes. Un retour dans son Sud natal qui se reflète sur un album plus introspectif, aux influences nettement moins citadines.

Après trois ans d’absence, quel sentiment domine en voyant «Aimée» entre les mains de votre public?

Julien Doré: Je crois que ce qui me marque le plus, c’est le respect du temps d’absence. Comme si les mois ou les années pendant lesquels vous ne donnez pas de nouvelles étaient précieux, ce qui est plutôt rare dans une relation. J’ai l’impression que quand quelqu’un s’absente, l’amour peut se dissoudre. Pourtant, dans ce lien avec la matière artistique, les gens qui apprécient mon travail acceptent les moments où je m’éloigne pour faire de nouvelles choses. Le respect de ce silence m’étonne toujours.

Vos chansons étaient écrites et enregistrées avant la crise du coronavirus. Pourquoi sortir l’album maintenant? Avez-vous attendu le bon moment?

Non, c’est un schéma plutôt classique dans dans ma manière de faire mes disques. L’album est souvent prêt de longs mois avant sa sortie. Je m’attaque ensuite à l’artwork et à la réalisation des clips. Je réfléchis également aux images qui vont accompagner mes chansons, et à comment les faire exister, dans quel ordre…

Comment avez-vous vécu le confinement en tant qu’artiste?

J’ai eu énormément de chance d’être chez moi, dans le Sud, entouré par la nature. J’ai téléphoné à des amis qui étaient quant à eux en ville, notamment à Paris. J’ai pu réaliser à quel point le confinement était beaucoup plus difficile à supporter pour eux.

Etes-vous frustré de ne commencer votre tournée qu’en octobre 2021 et de devoir attendre encore une année avant de revoir votre public?

C’est spécial, mais ça me rend aussi heureux, car je vais avoir le temps de voir grandir ce disque et de réfléchir à ce que je vais faire pour cette tournée, notamment pour la mise en scène et la création des décors. J’espère que dans un an, la pulsion de vie reviendra habiter les salles de concert.

Même s’il parle moins de vous personnellement, cet album n’est-il finalement pas le plus intime?

Il y a presque un paradoxe à commencer mon album en avertissant tout de suite que je ne vais pas faire de chanson d’amour, et donc d’une certaine façon beaucoup moins parler de moi. C’est la première fois que je désigne les absurdités du monde et ses grands espoirs. Mais je le fais à travers le prisme de mon propre regard, celui de mes perspectives et de mes doutes. C’est paradoxal, car Aimée est à la fois le plus intime de mes albums, tout en ne parlant pas de moi.

Une autre interview de Julien Doré: «Je me sens profondément vivant devant un public»

D’où vient cette volonté soudaine de quitter l’univers des peines de cœur et d’aborder des sujets plus graves?

C’est mon déménagement dans le Sud qui a provoqué ce déclic. J’avais décidé de ne revenir que lorsque j’aurais le sentiment d’avoir des choses à dire. Ça m’a pris trois ans et ce temps-là m’a permis de plus m’ouvrir et d’observer les choses qui m’entourent. Lors d’une tournée, je partage énormément avec le public, tout en restant dans une sorte de bulle, comme coupé du monde, à chanter des chansons d’amour. Pendant toute cette période de silence et d’observation, qui a concordé avec mon changement de lieu de vie, j’ai aussi pu m’intéresser d’avantage à l’actualité. Je pense que c’est ça qui, après une certaine digestion, est devenu une matière qui a nourri mes chansons.

Vous abordez le thème de l’urgence climatique avec un certain fatalisme, et néanmoins empreint d’une forme de désinvolture et d’autodérision. Pourquoi le faire de cette manière ?

C’était volontaire d’aborder ces questions avec légèreté parce que, en tant que mélomane, je ne supporte pas les chansons qui ordonnent aux gens qui les écoutent ce qu’ils doivent faire. J’ai de la peine avec ce côté revendicatif et premier degré dans le monde de la musique – beaucoup moins dans les arts plastiques par contre. Je trouve qu’il y a un décalage un peu étonnant, lorsqu’on a conscience du privilège que nous avons en tant qu’artistes, d’imposer ou de donner des directions de vie aux personnes qui en plus font le choix d’écouter notre travail. Je ne veux surtout pas participer à ça.

J’estime qu’entre l’engagement parfait et le consensus mou, il y a un monde qui s’appelle la vie. Chacun fait du mieux qu’il peut. Il était profondément important pour moi d’exprimer dans cet album mes paradoxes, mes incertitudes et d’assumer le fait de ne pas avoir suffisamment d’informations pour crier ma vérité sur tous les toits. L’autodérision dans les chansons est d’autant plus importante quand elle aborde ces sujets-là.

De nombreux chœurs d’enfants vous accompagnent dans cet album, prenant parfois le contrepied de ce que vous chantez. Est-ce qu'«Aimée» est aussi une forme de passage de témoin entre votre génération et celle qui suit?

C’est exactement ça. Je trouve réducteur de considérer Aimée comme un album sur l’écologie. Quand j’entends cela, j’ai tendance à répondre que c’est un disque sur la transmission. Ça le rend plus libre, moins sujet à être enfermé dans une zone verrouillée. Je ne voulais pas non plus utiliser des chœurs d’enfants comme une chorale classique. Je désirais que leur présence soit hyper-consciente et non naïve ou insouciante. Il fallait qu’ils me coupent la parole afin de symboliser de manière radicale ce passage de témoin. C’est aussi là que se situent l’espoir et l’optimisme de ces 11 titres, car je chante parfois des fragments de textes assez sombres et inquiets sur le monde de demain. Ce contrepied de l’enfance porte justement la force, la douceur et la tendresse d’Aimée.

«Aimée», c’est aussi le prénom de votre grand-mère de 99 ans et de votre mère. Quelle influence ont-elles eue sur cet album?

On retrouve ce qu’elles ont injecté en moi, dans mon éducation, dans mon enfance et mon adolescence. Elles m’ont aidé à m’accrocher à mon langage artistique et à mes idées. Tout ça prend aujourd’hui la forme d’un engagement et d’une honnêteté avec ce que je tente de défendre, que je parviens à exprimer avec de plus en plus de liberté et de facilité.

Comment imaginez-vous ce monde de demain que vous chantez?

C’est difficile à dire, il y a tellement de pertes de repères et d’équilibre. On alterne vite d’un ressenti à un autre par rapport au futur, notamment en fonction des choses que l’on peut voir ou lire. A partir du moment où on a une certaine sensibilité par rapport au monde qui nous entoure, on peut vite être un peu perdu. En quelques heures, il est possible d’assimiler des tonnes d’informations négatives et, le lendemain, d’être enivré d’espoir au détour d’une rencontre avec quelqu’un en train de mener tel ou tel combat. Je vois le monde de demain comme une aiguille de métronome déréglée, alternant entre vrai pessimisme et grand optimisme.


Julien Doré, «Aimée» (Colombia/Sony Music). En concert à Genève, Arena, le 2 décembre 2021.