John Coltrane, «Both Directions At Once» (Impulse!)

Est-ce une réaction douce-amère à l’angoisse que le temps présent suscite? Considérer que le meilleur album de 2018 est une relique retrouvée d’un saxophoniste mort en 1967 pourrait donner l’impression d’une défaite de la critique, d’une submersion par la nostalgie. C’est le contraire, en réalité. Ces bandes retrouvées de John Coltrane semblent nous informer par anticipation sur ce début de millénaire, sur la puissance inégalée du jazz, de l’Afro-Amérique, elles annoncent par leur fulgurance mystique, leur appétit sensoriel, les révolutions esthétiques contemporaines. Elles ouvrent l’espace pour le Black Panther de Kendrick Lamar, Kamasi Washington, Lupe Fiasco, l’exorcisme de science-fiction de peuples et de pensées que rien ne peut mettre à terre. Ce jour de mars 1963, quand Coltrane enregistre Nature Boy ou quatre versions de Impressions, il dit quelque chose de central sur le réel. Seule la subversion de l’esprit peut nous en sauver. A. Ro.


Emilie Zoé, «The Very Start» (Hummus Records)

On la voit sur scène, les yeux bleus si ouverts qu’elle s’y cache entière, et on la prend pour une Patti Smith des forêts. Emilie Zoé, avec le batteur Nicolas Pittet, a sorti cette année un deuxième album mélodiquement surdoué, comme chaviré par une voix d’enfant triste. Ces chansons, auxquels Christian Garcia-Gaucher a prêté son art de l’économie, disent beaucoup d’une nouvelle scène romande qui ne s’écoute pas chanter, mais déchire les espaces, casse les codes. Emilie prie au-dessus des gouffres, sa musique est un appel à l’élévation. A. Ro.


Damso, «Lithopédion» (Capitol)

Il est d’une platitude sans fond quand il donne un concert, il participe volontiers à la logique trap contemporaine de son mentor Booba – les belles voitures, la consommation, la dépolitisation brandie comme une position éthique. Il suffit pourtant d’écouter les textes de Damso pour saisir son ascendant dans la francophonie hip-hop, en particulier à ce niveau de notoriété. Son titre Julien est une apnée presque insupportable dans la tête d’un pédophile. Quand le rap explore à nouveau l’indicible. Par ailleurs, pour parachever l’émotion, il y a sa scansion faussement négligée. A. Ro.


Lomepal, «Jeannine» (Grand Musique Management)

Il est toujours émouvant de voir un artiste se mettre à nu. Sur son deuxième album, Lomepal a décidé de dire son succès et la solitude qui peut en découler, d’évoquer sa grand-mère et sa famille, de faire son autocritique. Jeannine est un marqueur important de l’évolution du rap français, comme L’école du micro d’argent (IAM) il y a vingt et un ans. Sorti il y a à peine deux semaines, ce disque sidère par la qualité de son écriture, sa façon de flirter avec le rock et la chanson, et la virtuosité de ses arrangements, qu’on rêverait, pour la tournée qui passera en février par l’Arena de Genève, de voir interpréter par un groupe live. S. G.


Low, «Double Negative» (Sub Pop)

Etre depuis vingt-cinq ans l’un des groupes majeurs du rock indé américain et publier l’un des disques magistraux de la décennie! Mélodies magnétiques, beats concassés, climats monacaux, sound design ahurissant: le trio culte soigne sa dépression en silences, tensions et déchirements. Musique de cathédrale brisée par les bombes, bande originale d’une apocalypse blanche, cet album douloureux fascine par ses ambiguïtés et innovations. A vivre live en février à Genève dans le cadre du festival Antigel. D. BL.


Migos, «Culture II» (Universal Music)

Bête, vulgaire et jouissif. Tenu pour plaisir coupable à la sortie de Culture (2017), impeccable machine à tubes, le trio d’Atlanta assoit sa domination sur le rap mondial par ce volume gargantuesque – 24 titres – strictement fidèle aux recettes qui firent son succès: «triplet flow», groove efflanqué et thématiques crétines où il est question de bulles et de fêtes. Un programme indéfendable, donc, mais orchestré par les principaux innovateurs du hip-hop étasunien. Esprit critique ou pas, on fond. D. BL.


Shame, «Songs of Praise» (Dead Oceans)

Un premier album sorti tout début janvier mais qui a survécu à l’oubli au moment des listes de fin d’année. Ces Londoniens âgés de tout juste 20 ans ont trouvé un son d’une brutalité inouïe couplé à un vrai talent mélodique. Ils sont portés par le charisme insensé de Charlie Steen, chanteur à bretelles à l’aise comme personne sur scène, et leur énergie hors du commun fait beaucoup pour leur cause. Mentalement épuisés par leur tournée mondiale de dix-huit mois, ils viennent enfin de se poser. Une excellente nouvelle pour la suite de leur carrière, qu’on attend avec impatience. Ph. C.


Spiritualized, «And Nothing Hurt» (Bella Union)

En 1992, une année après la dissolution des Spacemen 3, Jason Pierce enregistre un premier album sous le nom de Spiritualized, groupe à géométrie variable qu’il semble diriger comme si va vie en dépendait. C’est d’ailleurs après avoir failli être terrassé par une pneumonie et un double arrêt cardiaque que l’Anglais publiera avec Songs in A&E (2008) un disque touché par la grâce. Dix ans plus tard, le huitième enregistrement de Spiritualized creuse merveilleusement le sillon d’une musique oscillant entre pop symphonique et rock psychédélique, avec parfois des emprunts au jazz, pour déclencher chez l’auditeur des émotions profondes. S. G.


Suede, «The Blue Hour» (Warner Music)

Brett Anderson capable de chanter aussi bien qu’à ses débuts, d’écrire des textes d’une noirceur sidérale, de renverser les foules lors de prestations scéniques démentielles, tout ça à plus de 50 ans? C’était inimaginable il y a quinze ans, quand le groupe venait de se séparer, terrassé par l’épuisement et les excès en tout genre. Et pourtant le miracle a eu lieu: inspiré par la naissance de son fils, le chanteur londonien a retrouvé toute sa puissance de feu pour nous offrir l’un des albums majeurs de l’année. Ph. C.


Teleman, «Family of Aliens» (Moshi Moshi)

La toute première fois avec Teleman? On écoute d’une oreille distraite, on se dit que c’est bien mignon, mais que toutes ces mélodies faciles ne passeront pas l’hiver. Et puis on réécoute, encore et encore, on découvre toute la subtilité et la liberté de compositions bien plus complexes qu’elles n’en ont l’air. Les Londoniens (encore…) ont sorti trois albums monstrueux en tout juste quatre ans, dont cette «famille d’extraterrestres» débarquée sur Terre à l’automne. Et qui ne repartira plus, c’est certain. Ph. C.