L’année 2019 en musiques actuelles: nos coups de cœur
Rétrospective
Les journalistes musicaux du «Temps» vous proposent leur liste des dix meilleurs albums de l’année écoulée

Au long de la semaine, «Le Temps» propose des bilans de l'année culturelle.
... et en séries
Nick Cave & The Bad Seeds, «Ghosteen» (Ghosteen Ltd.)
Comment, en homme, en artiste et croyant, dépasser le deuil d’un fils tragiquement disparu quatre ans plus tôt? Comment, alors que le drame avait été la matière créative dans laquelle on avait jusqu’ici puisé, s’en détacher maintenant pour trouver la paix? Adresse d’un père à la mémoire de son garçon perdu, le dix-septième album de l’Australien se vit comme une épopée menée par-delà le chagrin. Peu d’électricité pour combattre la souffrance, ici. Pas de prêches hallucinés comme à l’ordinaire chez le chef des Bad Seeds. Mais des froissements analogiques et ces arrangements aériens opposés à la peine (Bright Horses). Aussi, la foi et l’empathie brandies face au froid de la mort (Waiting for You). Dans Sun Forest, geste déchirant, Nick Cave chante le passé «avec son courant sauvage» qui s’éloigne et peut-être se tait. «J’attends que vienne la paix, l’entend-on plus tard confier sur Hollywood, pièce magistrale qui boucle cette œuvre-monde. C’est si long de trouver la paix de l’esprit.» (D. B.-L.)
«Ghosteen», Nick Cave vers la splendeur
The Comet Is Coming, «Trust in the Life Force of the Deep Mystery» (Impulse)
Qui aurait pensé que, dans la première décennie du troisième millénaire, le renouveau du jazz viendrait de Londres? Et que les enfants bâtards de Sun Ra, de la cosmologie appliquée à l’afro-futurisme, fabriqueraient encore, vingt-cinq ans après la mort du prophète de l’Alabama, des vaisseaux fantasques. Ce groupe animé par le saxophoniste Shabaka Hutchings met en joie par sa liberté esthétique, sa quête de pensée incarnée, son sens de l’électronique mise au service des peaux et des gestes. Décidément, quand le monde se resserre, la musique s’émancipe. (A. Ro.)
Dylan LeBlanc, «Renegade» (ATO Records)
Oubliées les années d’errance à trop forcer sur la bouteille ou à se chercher dans un style country-folk façon Neil Young qui ne lui convenait pas tant que ça. «Je voulais faire au moins un album de rock’n’roll dans ma vie», disait-il au printemps dernier. On espère qu’il en fera d’autres tant celui-ci est parfait du début à la fin: dix chansons aux guitares galopantes, toutes sous les quatre minutes, qui nous ramènent dans les années 1970 mais avec un son furieusement moderne. Le Dylan qui comptera dans les années 2020. (P. Ch.)
Dylan LeBlanc, sauvé par le folk
The Cinematic Orchestra, «To Believe» (Ninja Tune/Domino)
Le groupe fondé voici vingt ans par Jason Swinscoe combine l’immédiateté de la pop, l’envoûtement du jazz, l’hypnotisme de l’électro et le lyrisme de la musique symphonique. Ce quatrième album studio, sorti douze ans après le précédent, voit le Londonien inviter le chanteur californien Moses Sumney et retrouver le rappeur anglais Roots Manuva. Tandis que la musique est une sublime invitation à la méditation, les textes, eux, se veulent un reflet d’un monde en déliquescence. (S. G.)
The Cinematic Orchestra, la beauté dans le chaos
Billie Eilish, «When We All Fall Asleep, Where Do We Go?» (Interscope)
A 14 ans, la Californienne était ce phénomène viral né d’une ballade sucrée téléversée sur SoundCloud (Ocean Eyes, 2016). Trois années plus tard, elle se mue en icône pop globale, publiant un premier album solide, parfois dérangeant, nourri d’états émotionnels limites. Romantisme dépressif (When The Party’s Over) et réalisme lugubre (Bury a Friend), anxiété contagieuse (Bad Guy) et aveux sexués tirant vers Broadway (Wish You Were Gay): Billie s’assume imparfaite et rappelle au vieux monde le pouvoir de la jeunesse. (D. B.-L.)
Billie Eilish: «Il faut écouter les adolescents, ils sont tellement intelligents!»
Amami, «Giant» (Les Disques Bongo Joe)
En 2019, les bricolos africains de synthèse, les dancefloors de la Terre mère, ont donné naissance à tout un tas de projets saisissants (par exemple le fabuleux Fongola du collectif KOKOKO!), mais c’est étrangement à Genève que la créolisation des énergies s’est peut-être le mieux ressentie. Amami est un trio aux identités orgiaques, une odyssée des boucles et des échos; on ne sait bien d’où vient leur pas de deux et c’est tant mieux. On ne demande aux boîtes à rythmes leurs papiers. On aimerait un jour un featuring avec Lee Scratch Perry, autre Suisse venu d’ailleurs. (A. Ro.)
Robert Forster, «Inferno» (Tapete Records)
Il nous avait déjà offert de sublimes disques avec les Go-Betweens entre 1981 et 2006, puis posé la barre très haut en solo avec, par exemple, The Evangelist (2008) et Songs To Play (2015). Mais c’est bien cette année, à 62 ans, que l’Australien a sorti le plus bel album de sa carrière. Une voix apaisée et claire comme jamais, où il ose s’aventurer dans des territoires jusqu’ici inexplorés; des mélodies d’une douceur envoûtante, et des paroles toujours aussi touchantes. Le chef-d’œuvre d’une vie. (P. Ch.)
Robert Forster, le musicien pas pressé
Tyler, the Creator, «Igor» (A Boy is a Gun/Columbia)
Les espaces nébuleux, le twist électro, les perruques blondes, l’androgynie à chaussettes blanches, les voix, partout les voix, et cette façon de ne se soucier de rien d’autre que de l’appétit: Tyler, the Creator, petit génie des banlieues intérieures californiennes, allume à chaque album des incendies qu’on ne songerait à éteindre. Ce disque est un chef-d’œuvre de sophistication pop, d’humour, il dit à quel point les Etats-Unis demeurent la mesure du mainstream globalisé. Tyler, 28 ans, fait danser avec son drame. (A. Ro.)
Steve Gunn, «The Unseen In Between» (Matador)
Il a mis des années à se lancer vraiment, préférant jouer les producteurs ou les sidemen pour d’autres artistes à la renommée établie. Il a bien fait d’attendre, dirait-on. Désormais parfaitement prêt à occuper seul la scène, à laisser vaquer sa guitare au gré de sa virtuosité ainsi qu’à chanter ce qui compte vraiment, le Philadelphien exilé à New York a sorti un disque aussi vagabond que puissant, qui brasse dans toutes les zones et les époques des Etats-unis. A 40 ans, il s’annonce comme la grande sensation de la prochaine décennie. (P. Ch.)
Jessica Pratt et Steve Gunn, touchés par la grâce
Roméo Elvis, «Chocolat» (Barclay/Universal Music)
On ne sait pas si l’album du rappeur belge passera l’épreuve du temps, mais cette année, il est formidablement raccord avec son époque. Premier enregistrement véritablement solo de Roméo, qui jusque-là travaillait en symbiose avec le producteur et beatmaker Le Motel, Chocolat le voit explorer de nouvelles pistes musicales, et quitter une approche uniquement autocentrée pour tacler le racisme, fustiger le colonialisme et invoquer le respect des autres. Il y a là des morceaux pour faire la fête, et d’autres pour réfléchir. Respect. (S. G.)