Laurence Desarzens, cœur de rockeuse
Portrait
De l’organisation de concerts illégaux à la présidence du jury du Prix suisse de musique, la Romande a accompagné quarante ans d’histoire des musiques actuelles

Au petit jeu du portrait chinois, on dirait volontiers que Laurence Desarzens est un chat. A l’entendre évoquer ses multiples activités, on a en effet l’impression qu’elle a déjà eu sept vies. Au moins. Et si elle était un objet, elle serait sans aucun doute un couteau suisse, tant elle est multitâche. Parce qu’il faut bien débuter par quelque chose, démarrons par le présent: Laurence Desarzens est pour deux ans au moins, le mandat est renouvelable, présidente du jury Prix suisse de musique. La semaine dernière, tandis que 14 artistes étaient primés, Erika Stucky, excentrique pop yodleuse haut-valaisanne, s’est vu remettre le Grand Prix 2020.
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Ce choix a ravi la Romande qui, depuis la création en 2014 de cette récompense fédérale, a fonctionné comme experte puis jurée. Elle aime les débats, lorsqu’il s’agit de défendre les musiciennes et musiciens présélectionnés. «Il faut expliquer pourquoi telle personne mérite d’être récompensée, alors qu’entre le classique et la musique expérimentale, par exemple, les codes ne sont pas les mêmes. On a de vives discussions, certains parlent de virtuosité, d’autres d’émotion.»
Porter la cause des musiciens
La cérémonie de remise des prix aurait dû être conviviale, elle n’a finalement pas été suivie de son chapitre festif. Depuis mars dernier, Laurence Desarzens a l’habitude de vivre dans un monde au ralenti, la musique live étant le domaine culturel qui paye le plus lourd tribut à la crise sanitaire. La Lausannoise, qui a habité un peu partout en Suisse et ailleurs avant de s’installer en colocation dans une coopérative genevoise, est également vice-présidente de l’organe de promotion Swiss Music Export.
Mais depuis sept mois, la musique ne s’exporte plus. Pour pallier l’absence des tournées internationales, l’association a proposé des showcases virtuels à l’enseigne de festivals professionnels tels que Waves Vienna. Pour Laurence Desarzens, il est nécessaire de profiter de l’arrêt brutal des activités scéniques pour effectuer du lobbying politique.
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«Notre ambition est de faire comprendre que la musique, ce n’est pas un hobby mais un vrai travail», martèle celle qui conseille régulièrement de jeunes espoirs, comme actuellement la Neuchâteloise Giulia Dabalà. «Or en Suisse, les artistes sont encore trop souvent peu reconnus, si ce n’est dans le classique, un domaine enseigné au niveau académique depuis longtemps. Dans les musiques actuelles, c’est beaucoup plus compliqué. Et il y a encore cette idée qu’à 30 ans on arrête. Il manque un vrai statut, mais les musiciens ne sont pas très bons lorsqu’il s’agit de se fédérer.» Laurence Desarzens en sait quelque chose, elle qui est tombée très jeune dans la marmite rock.
Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle a toujours écouté de la musique. A la maison s’empilaient des disques de jazz, mais aussi des vinyles des Beatles ou d’Ike & Tina Turner, un peu de chanson française. «A 15 ans, je fréquentais des gens plus âgés et me posais beaucoup de questions sur l’avenir du monde.» On est encore loin des marches pour le climat, mais la Vaudoise décide d’effectuer un apprentissage d’agricultrice, pour agir.
Elle se souvient des journées de cours, des regards de 500 garçons interloqués face aux deux seules filles apprenties agricoles. Evoluer dans un environnement essentiellement masculin, elle en a depuis l’habitude. Ce fut notamment le cas durant ses quatre années à la tête du département pop et jazz de la Haute Ecole de musique de Lausanne, structure où chaque prise de décision est sujette à un long processus, alors qu’elle a toujours aimé foncer.
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L’arrivée du punk, dans la seconde moitié des années 1970, fut un choc. Laurence Desarzens se souvient d’une Lausanne endormie, où les restaurants refusaient de servir les jeunes affichant leurs goûts musicaux sur leurs vêtements. Formée sur le tas, elle prendra part aux manifestations de Lôzane Bouge avant d’organiser des concerts sauvages puis de programmer le Cabaret Orwell, ancêtre de la mythique Dolce Vita. Elle rejoindra ensuite l’équipe de PTR, à Genève, tout en devenant la première manageuse des Young Gods, qu’elle accompagnera en Angleterre au moment où la presse spécialisée s’enflammait pour le trio.
Pionnière du streaming
Laurence Desarzens a eu au moins sept vies. Elle a organisé un des premiers concerts suisses des Cure et fait venir un autre groupe anglais culte, Killing Joke, dans une cave genevoise éclairée par des torches, comme en témoigne le clip Eighties; elle a travaillé à Bruxelles pour le label Play It Again, mais aussi pour la Red Bull Music Academy à Paris; elle a œuvré à la Rote Fabrik zurichoise où, en pionnière du web, elle a diffusé vers la fin des années 1990 des concerts en streaming; elle pilote le Woman Song Book, un projet initié par Sophie Hunger qui vise à mettre en place un répertoire de chansons populaires écrites, composées et interprétées par des femmes. Et on en passe.
L’écouter évoquer son parcours, s’enthousiasmer pour le jeune producteur alémanique OZ, façonnant depuis la Thurgovie des beats pour Drake, ou raconter la création récente du think tank Beam Network ainsi que de Téléphoner!, une série de conférences virtuelles, donne la vertigineuse impression de parcourir en une heure quarante ans d’histoire des musiques amplifiées, des squats alternatifs à leur institutionnalisation. Si les punks scandaient «no future», Laurence Desarzens a, elle, toujours regardé vers l’avant.
Profil
1960 Naissance à Lausanne.
1982 Organise un concert de The Cure au Casino de Montreux.
1997 Création de Boombox.net, plateforme de streaming pour les musiques actuelles.
2016 Devient pour quatre ans directrice du département pop et jazz de l’HEMu Lausanne.
2020 Présidente du jury du Prix suisse de musique, vice-présidente de Swiss Music Export.