Elle se tient dans l’ombre d’un projecteur, parlemente derrière l’épais rideau noir, négocie au téléphone avec des producteurs. Elle est sur tous les fronts. Pourtant, son visage n’est pas familier. Qui, dans le public des Docks, connaît son nom? Laurence Vinclair, directrice et programmatrice de la salle de concert lausannoise, n’apprécie guère l’éclat de la lumière. Elle pilote ce lieu dédié aux musiques actuelles en toute discrétion.

En ce lundi de décembre, le calme règne dans son antre musical. Seule la ventilation offre un discret tapis sonore. Sa silhouette apparaît dans le clair-obscur de la mezzanine, aménagée en lieu d’exposition photographique. «J’ai toujours voulu rester derrière la scène. Il y a très longtemps, j’ai essayé de jouer de la musique et je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi», s’amuse-t-elle. Un pendentif en forme de tête de mort scintille autour de son cou, à la manière de la boule à facettes qui surplombe l’entrée. Vernis à ongles sombre et piercing sous la lèvre, Laurence Vinclair fait corps avec ce lieu sorti des ténèbres.

Un piano encombrant

A son arrivée en 2007 comme directrice artistique, le navire a de l’eau plein les cales. L’année précédente, les membres de l’équipe originelle des Docks ont abandonné le projet lancé en 2005. Lausanne rêvait d’une nouvelle salle de spectacle après la période faste de la Dolce Vita, club mythique qui ferma définitivement ses portes en 1999. Lors de l’inauguration des Docks, la ville doit se contenter d’un capharnaüm: le lieu concentre alors les inquiétudes des clubs privés, qui redoutent une concurrence déloyale, et forme un trou béant dans le budget qui lui est alloué.

Symbole de ce désordre: un piano de prestige encombrant et coûteux. «Une des casseroles dont on a dû se débarrasser», se remémore celle qui hérite en 2008, en tandem avec Nathalie Koch, de la direction. «Il fallait remettre le bateau à flot et assainir les comptes, soupire-t-elle. Cela a mis des années, il y avait une belle ardoise.» Le duo parvient également à apaiser les tensions avec les acteurs locaux. «On a signé une charte dans laquelle on s’engageait à ne pas organiser plus de dix soirées DJ par an. Mon profil a calmé le jeu. Je n’étais pas d’ici, pas dans les guéguerres lausannoises.»

Une «vision d’avenir»

Originaire d’Amiens, Laurence Vinclair a rapidement tissé des liens avec la Suisse. Dans les années 1990, elle multiplie les allers-retours entre la France et Neuchâtel. Elle entame sa carrière comme programmatrice à la Case à Chocs avant de filer à l’Usine, à Genève. «Ce n’était pas de tout repos, mais l’expérience restera marquante. Pour mon dernier concert, on a reçu les Rita Mitsouko. Fred Chichin était encore de ce monde.» Son flair séduit la fondation qui pilote les Docks, qui finira par la nommer unique directrice en 2013, au terme d’un processus de sélection exigeant. «La qualité de son projet artistique, sa vision d’avenir de l’institution, sa large expérience et sa personnalité rassembleuse ont convaincu»: le communiqué de presse est dithyrambique.

La responsable se bat pour attirer des pointures musicales. Nick Cave foule la scène de Sévelin, tout comme Catherine Ringer, Korn, ou plus récemment le groupe britannique Foals. «Avec ces jolis coups, notre réputation s’améliore.» Des musiciens d’envergure internationale dans une salle exiguë (capacité de 1000 spectateurs maximum) et au milieu d’une ancienne friche industrielle: le pari était osé mais, ces soirées-là, les Docks sont pleins à craquer. «La configuration de la salle surprend toujours les artistes.» En 2011, Indochine fait une halte aux Docks après avoir conquis le Stade de France. «Le public était à leurs pieds.» Littéralement. Aux Docks, chaque concert se transforme en tête-à-tête intense.

Deux armoires à glace

D’où Laurence Vinclair tient-elle sa force? D’une passion viscérale pour la musique. Dans sa ville ouvrière du nord de la France, elle programmait déjà des concerts avec une bande de copains. «Le premier concert que j’ai organisé, c’était le jour de mes 18 ans. On a accueilli Les Garçons bouchers», se remémore-t-elle. «Toute cette clique» alternative écume les modestes salles françaises et lui donne le goût de la scène. Les batteries chauffées à blanc, les guitares grattées sauvagement, le micro malmené, le frisson qui parcourt la foule. «J’aime voir le résultat de ce que je programme, observer la réaction du public, s’enthousiasme Laurence Vinclair. Quand les gens repartent avec le sourire, c’est le bonheur.»

L’envie est là, mais «je me fais encore des cheveux blancs», admet-elle. Les Docks, c’est une grosse machine qui accueille parfois des artistes capricieux. Son caractère bien trempé lui permet de résister à la pression. En 2009, le groupe de rap américain EPMD débarque à Lausanne. Le public est en feu jusqu’au moment où les deux chanteurs s’éclipsent. Ils ont joué quarante-cinq minutes. C’est peu, les spectateurs grondent. Laurence Vinclair fonce dans les loges: «Je me suis retrouvée face à deux armoires à glace pour leur expliquer que ça n’allait pas le faire. J’ai réussi à les convaincre de revenir, mais seulement pour un morceau.»

A 47 ans, malgré l’étincelle toujours vive dans ses yeux, la directrice essaie de prendre du recul. Au début, elle assistait à l’intégralité des performances. Aujourd’hui, elle réduit la cadence. «C’est très difficile pour moi de lâcher, mais je dois prendre en considération la réalité de l’âge», confie-t-elle. Ceux qui voudraient y voir un coup de mou se trompent lourdement. Elle n’a aucune envie de prendre le large. Elle se fixe tout de même une limite lointaine: «Le jour où je n’aurai plus de frissons, je m’arrêterai.»


Profil

1972 Naissance à Amiens.

1990 Elle organise son premier concert à 18 ans.

2004 Programmatrice de PTR/l’Usine de Genève.

2007 Directrice artistique des Docks, à Lausanne.

2013 Seule aux commandes des Docks.


Note: Dans la version initiale de l’article, nous évoquions le passage d’Indochine aux Docks avant leur grand concert au Stade de France. Or, le groupe français a fait une halte à Lausanne après avoir conquis le Stade de France.