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L’hologramme comme archive musicale

La start-up morgienne Icologram développe une technologie permettant aux artistes d’immortaliser, de leur vivant, leur talent. Un projet aux visées patrimoniale et pédagogique

Quand la «Suite no 1» de Bach est interprétée par une violoncelliste virtuelle. — © icologram
Quand la «Suite no 1» de Bach est interprétée par une violoncelliste virtuelle. — © icologram

Planté au beau milieu de la Grand-Rue de Morges, Pierluigi Orunesu nous tend fiévreusement son smartphone. L’appareil photo enclenché, braqué sur l’allée quasi déserte. «Vous la voyez?» Non. Et puis la voilà qui apparaît sur l’écran, matérialisée sur les pavés, à taille humaine. On croirait une partie de Pokémon Go sauf que la créature à capturer est une violoncelliste, en train de jouer la Suite no 1 de Bach. Portable au bout du bras, on tourne autour de sa chaise, on voit l’archet s’agiter, son air concentré, le dos de sa robe sombre. Une apparition en trois dimensions.

On pensait la technologie holographique réservée aux magnats de la Silicon Valley, ou à Jean-Luc Mélenchon. En réalité, elle se matérialise discrètement au bord du Léman. Plus précisément dans les bureaux de Pierluigi Orunesu, entrepreneur morgien qui a le goût de la nouveauté et l’appétit du défi. En 2008, ce Sarde d’origine lançait Eurolactis, une société helvético-italienne spécialisée dans les produits à base de… lait d’ânesse. Des douceurs (savonneuses mais aussi chocolatées) loin de préfigurer la start-up qu’il fonderait dix ans plus tard, combinant ses passions de l’art et de la technologie: icologram.

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Tout part d’une suggestion, lancée au débotté par un ami: «Pourquoi tu ne créerais pas l’hologramme d’Audrey?» Audrey, c’est Audrey Hepburn, que Pierluigi Orunesu a bien connue puisqu’il a grandi à La Paisible, à Tolochenaz, villa de l’actrice devenue sa «marraine» – sur les murs, on reconnaît d’ailleurs sa silhouette photographiée aux côtés d’un petit âne, hommage adéquat. La graine est plantée. S’entourant d’ingénieurs et de motion designers («des talents locaux»), Pierluigi Orunesu se met en tête de développer un système de captation vidéo ultra-technique et multidimensionnel. Avec une vision bien à lui: l’hologramme comme héritage artistique.

Récital holographique

Pas question de ressusciter Audrey, ou même Maria Callas, qui «accompagnait» déjà l’Orchestre de Chambre de Genève sur scène en 2019. «Laissons les morts où ils sont, lance l’entrepreneur. Occupons-nous plutôt des vivants.» C’est à eux qu’il offre dès à présent de concevoir leur «jumeau parfait», immortalisé en 3D pour l’éternité. Contrairement à l’hologramme posthume, reconstitué à l’aide d’images d’archives voire, pour la Callas, des mouvements d’une comédienne, l’artiste prend lui-même l’initiative, maîtrise le processus de création et décide de ce qu’il souhaite enregistrer en tant que double augmenté – une Suite de Bach pour violoncelle? Un solo de guitare acrobatique?

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Ou un récital mêlant Beethoven, Bach, Debussy et Mozart. C’est l’option qu’a choisie le pianiste et chef d’orchestre français Philippe Entremont, 86 ans, devenu le premier artiste vivant à créer son «icologram» (mélange d’«icône» et d’«hologramme») en 2019. Le concert a été enregistré dans la salle de musique de La Chaux-de-Fonds par un arsenal de caméras haute résolution et de micros tridimensionnels. «Ce protocole permet de créer et de capter l’émotion dans son authenticité», souligne Pierluigi Orunesu. Longuement travaillée en post-production, la performance a pu être projetée devant un public au Casino de Morges quelques mois plus tard, sur un filet réfléchissant. Comme Mélenchon, Philippe Entremont et son piano semblaient miraculeusement flotter sur scène.

Henri Dès «icologramé»

Une technologie qui, une fois rodée, permettra l’organisation de concerts dématérialisés, pratiques en temps de pandémie ou en cas d’artiste malade, ainsi que de tournées plus écologiques. Mais l’industrie du live n’est pas le cœur de cible d’icologram. Pierluigi Orunesu voit avant tout ses enregistrements holographiques comme autant d’archives, patrimoniales et pédagogiques. «Philippe Entremont m’a d’abord demandé comment immortaliser son savoir, explique le Morgien. En l’occurrence, icologram permet de préserver l’artiste et son héritage, dans un esprit de transmission.» Une manière de capturer le savoir-faire d’un virtuose à l’instant T, ainsi légué à la postérité – et à de futures générations de mélomanes.

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«L’entreprise Medtronic a bien mis en place des formations holographiques pour apprendre aux diabétiques à se piquer. Pourquoi pas pour apprendre la musique?» s’interroge Pierluigi Orunesu, qui imagine déjà des élèves du conservatoire disséquant l’hologramme d’un ou des enfants interagissant avec le clone virtuel… d’Henri Dès. Contacté par Pierluigi Orunesu, le chanteur, avec sa guitare, pourrait bien être le prochain «icologramé». «Ça a du sens parce qu’Henri Dès est local, qu’il a un patrimoine, quelque chose à laisser. Je pense que ça fera des émules.»

De l’hôtel au salon

L’entrepreneur n’a pas attendu pour contacter des agences d’artistes à l’international, dont celle d’Elton John avec qui «il est en contact», ou de Sting, qui a refusé, précise Pierluigi Orunesu. Mais aussi la Fondation Nobs et l’Heritage Center de l’EPFL avec lesquels il espère constituer et valoriser, sur le long terme, une bibliothèque d’enregistrements holographiques – «le Musée Tussauds de l’hologramme».

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Où, et comment, pourra-t-on admirer ces statues de pixels? Sur scène, «dans des lobbies d’hôtel ou même les pavillons suisses lors d’expositions universelles», projetées sur des holonets (genre de toiles de gaze et d’argent), imagine leur concepteur; à travers des lunettes futuristes dans le cadre d’expériences de réalité augmentée, pourquoi pas; jusque… dans son salon, grâce à une application pour smartphone. Des utilisations multiples, mais dont le traçage et l’authenticité seront assurés par la technologie blockchain, précise Pierluigi Orunesu, qui semble avoir pensé à tout.

Au modèle d’affaires, aussi? Si la start-up morgienne tourne aujourd’hui à perte, son fondateur espère pouvoir monétiser – notamment à travers un project blockchain – son futur catalogue, et en faire une source de revenus pour les artistes. D’ici-là, les demandes d’anonymes, désireux d’enregistrer leurs testaments holographiques, permettraient de faire tourner la machine – il a déjà reçu plusieurs coups de fil. Mais lorsque Pierluigi Orunesu évoque ces deux années d’expérimentations, on le sent, la vraie récompense tient en quelques mots: «J’ai acheté la lumière d’un artiste!»