Son accent est des plus délicieux, avec une légère coloration du Québec. Etabli depuis des années à Berlin, passant ses étés au lac de Côme où il aime sillonner les eaux en bateau à moteur, Louis Lortie est ce pianiste canadien qui s’est fait une spécialité du répertoire romantique. Né à Montréal en 1959, lyrique, chaleureux, il charrie dans ses veines et ses doigts l’héritage d’Alfred Cortot à travers l’une de ses élèves, Yvonne Hubert, qui fut sa professeure. Ce dimanche, il jouera les 24 Préludes de Chopin, à La Chaux-de-Fonds.

«Mes parents n’étaient pas du tout musiciens», précise-t-il. La musique fait pourtant partie de son arbre généalogique. Encore fallait-il qu’il le découvre au gré d’un déménagement qui a servi de déclic. «Quand j’avais 7 ans, mon père a acheté pour la première fois une maison. Il y avait un piano droit au sous-sol que les propriétaires n’avaient pas réussi à sortir… On est arrivé là un soir. Voilà qu’on s’installe, on descend, et ma grand-mère maternelle se met au piano. J’étais complètement abasourdi de la voir jouer, alors qu’elle n’avait plus fait de piano depuis des années. Tout de suite, j’ai été happé et je lui ai demandé comment on faisait ça.»

Doué comme un ange

Il n’en fallait pas plus pour donner au garçon le goût de l’instrument. Médusé par les sonorités qu’il entend, voyant sa grand-mère sortir des partitions d’un «vieux banc», il apprend à lire la musique. «C’était mon intérêt principal dans la vie.» Tout en renouant avec le fil de son enfance, Louis Lortie évoque son autre grand-mère, du côté de son père, qui a aussi fait du piano à un stade plus avancé encore. «Je l’ai très peu connue, c’était une orpheline. Elle avait été élevée par les sœurs et avait appris le piano comme jeune fille. Il paraît qu’elle jouait La Campanella de Liszt!»

La vocation du jeune Louis se confirme, et il progresse vite grâce à de «très bons professeurs». Après un an et demi, déjà, on le présente au plus grand professeur de l’époque à Montréal, Yvonne Hubert. «C’était une Belge qui avait eu son premier prix au Conservatoire de Paris à l’âge de 15 ans, dans la classe de Cortot, en 1911! Imaginez: elle a connu Fauré, Albéniz et Ravel pendant ses jeunes années à Paris… Quand je lui amenais du répertoire de cette époque-là, pour elle, c’était de la musique contemporaine!»

La poétique de Cortot

Louis Lortie se souvient encore des leçons passées à étudier les commentaires du maître Alfred Cortot (mort en 1962) qui figuraient sous les portées de musique, dans les partitions de Beethoven, Chopin ou Schumann. Des phrases au style éminemment subjectif et fleuri pour guider l’interprète. «Parfois, il y a une ligne de musique sur une page, et tout le reste, ce sont des commentaires de Cortot sur les intentions du compositeur au niveau poétique!» Cette poétique-là s’entend dans les interprétations du pianiste québécois: non pas une virtuosité creuse, mais une façon de transcender les pirouettes techniques dans les Etudes de Chopin ou les Années de pèlerinage de Liszt pour amener l’auditeur au plus proche de la pensée du compositeur.

Il n’a que 13 ans lorsqu’il fait ses débuts avec l’Orchestre symphonique de Montréal. Trois ans plus tard, il remporte deux concours au Canada. Il est engagé en 1978 pour une tournée en Chine avec le chef Andrew Davis et l’Orchestre symphonique de Toronto. «On a été le premier orchestre étranger à visiter la Chine après la Révolution culturelle. On est arrivé au moment où il y avait un renouveau incroyable et beaucoup plus de libertés.» Après s’être perfectionné auprès de Leon Fleisher à Baltimore, le virtuose décroche encore deux prix à Bolzano et à Leeds en 1984. «On dit que les gens en ont un peu marre des concours. Mais ça n’a pas beaucoup changé. C’est comme en politique: on finit par prendre le système pour acquis. Rares sont ceux qui se font connaître autrement que par un concours.»

Un vaste répertoire

Son jeu repose sur une grande limpidité, des lignes claires, des aigus lumineux et cristallins, jamais agressifs (quitte à paraître un peu lisse au disque). Tout est au service du cantabile et de l’expressivité lyrique dans Chopin. Lui-même dirige du clavier les concertos pour piano de Mozart, rétif au temps de répétition toujours plus court accordé aux musiciens. «Autrefois, un chef sérieux travaillait avec très peu d’orchestres, il approfondissait le répertoire. Aujourd’hui, certains orchestres n’ont même plus le temps de travailler certains passages: ils passent au travers.» Même chose du côté des pianistes: «Souvent, les jeunes ne vont même plus aller acheter une partition et la lire. Ils vont d’abord l’écouter sur YouTube par les pianistes à la mode.»

Louis Lortie, lui, possède une virtuosité à toute épreuve. Récemment encore, il jouait les Réminiscences de Don Juan et l’Ouverture de Tannhäuser transcrite par Liszt en une soirée. «Je vais bientôt fermer boutique avec ce programme parce que c’est quand même de la folie!» Ce qui ne l’empêche pas d’avoir le projet d’enregistrer les cinq Concertos de Saint-Saëns, le rare Concerto de Vaughan Williams, d’autres disques de Chopin ou la musique de chambre de Fauré. «J’aime tellement alterner répertoire solo et musique de chambre. J’ai besoin de cet enrichissement.»


Louis Lortie en concert à la Salle de Musique de La Chaux-de-Fonds. Préludes de Fauré, Debussy et Chopin (24 Préludes opus 28). Di 5 février à 17h. http://musiquecdf.ch