L’incroyable exploit de Jakub Hrusa au Lucerne Festival
Classique
AbonnéRemplaçant au pied levé Riccardo Chailly déclaré souffrant le matin même, le chef tchèque a fait des miracles à la tête du Lucerne Festival Orchestra mercredi soir pour une formidable «1re Symphonie» de Mahler

C’est une success-story comme on les aime, l’histoire d’un remplacement au pied levé qui s’est révélé fructueux. Déclaré souffrant le matin même du concert, Riccardo Chailly a dû être remplacé dans la 1re Symphonie «Titan» de Mahler mercredi soir au KKL.
Tâche titanesque que celle de trouver un substitut au grand chef italien à la tête du Lucerne Festival Orchestra! Profitant de la présence à Lucerne de Jakub Hrusa, un chef tchèque qui commence à se faire un beau nom sur la scène internationale, le directeur Michael Haefliger lui a demandé de relever le défi. Hrusa avait déjà remplacé au pied levé Yannick Nézet-Séguin l’été dernier, à la tête du Lucerne Festival Orchestra.
Insistant sur la nécessité de conserver une fraîcheur intacte, Hrusa a dirigé le concert sans répétition au préalable, en utilisant comme base de son interprétation la partition annotée de Maestro Chailly (étudiée scrupuleusement pendant le restant de la journée). Tout le monde a été estomaqué par l'intensité du concert et la qualité de l'orchestre, au vu des circonstances. A peine le dernier accord avait-il retenti que le public s’est levé d’un bond pour saluer chef et musiciens. Standing ovation!
Subtiles fluctuations de tempo
Comment expliquer ce succès? Il y a d’abord la qualité des membres de l’orchestre, solistes de grandes formations européennes et musiciens de grand calibre (on pourrait citer le flûtiste Jacques Zoon, le trompettiste Reinhold Friedrich et le violoncelliste Clemens Hagen). Il y a la familiarité entre eux et le degré de préparation en amont, très abouti avec un chef comme Chailly. Il y a enfin le niveau de concentration auquel est parvenu Jakub Hrusa, comme livré à un corps à corps – amoureux – avec l’orchestre.
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Les musiciens auraient-ils pu se passer d’un chef? On l’imagine difficilement, tant cette interprétation a reposé sur des fluctuations de tempo et des rubatos (variations de vitesse) à l’intérieur même des phrases musicales, nécessitant une conduite extrêmement subtile. Sans doute Hrusa s’est-il appuyé sur les annotations de Chailly à partir desquelles bâtir son interprétation. Et la centaine de musiciens avait les yeux rivés sur le chef, réagissant à ses impulsions parfois très physiques, preuve qu’ils avaient besoin d’un capitaine de vaisseau sans lequel ils auraient essuyé des décalages et des flottements.
Si l’on a senti un peu de tension dans les premières pages, les bois n’étant pas tout à fait synchrones sur les longues tenues pianissimo aux cordes, bien vite l’orchestre a formé un grand corps soudé et organique. La magie mahlérienne était au rendez-vous, cordes soyeuses, bois champêtres, cuivres pleins et sonores sans être trop agressifs.
Elans de démesure
Entre pianissimi suspendus et grands éclats telluriques, jouant sur l’élasticité des nuances, Hrusa a obtenu une expressivité à large spectre des musiciens. Le premier mouvement a tenu en haleine jusqu’aux dernières pages pleines d’exultation. La rusticité du scherzo (pris à un tempo allant), les formidables déflagrations dans le finale (Stürmisch bewegt), ces élans de démesure combinés à des instants de quiétude rêvée, comme dans une quête de paradis consolateur, tout cela a éclaté avec ferveur.
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A l’écoute de cette interprétation, on mesure à quel point cette 1re Symphonie est déjà un chef-d’œuvre qui concentre toutes les obsessions de Mahler. Du sublime au grotesque, des «bruits de la nature» aux musiques bohémiennes qui font irruption dans le mouvement lent (avec des trompettes un peu vinaigrées pour donner l’illusion d’une musique populaire de bas étage), de l’atmosphère idyllique des premières pages au cataclysme dans le dernier mouvement, l’œuvre brosse un tableau de l’humanité dans sa beauté et son ironie grinçante.
Chaleur du timbre
Cette 1re Symphonie était précédée des Lieder eines fahrenden Gesellen par un jeune baryton italien né dans le sud du Tyrol, Andrè Schuen. Chaleur et velouté du timbre, alternance de couleurs sombres et plus claires dans les sections intermédiaires des lieder, allemand précis et ciselé: un chanteur magnifique (ayant signé chez Deutsche Grammophon) est à l’œuvre. Il donne à goûter la poésie aux saveurs populaires de ces lieder délicatement orchestrés. Il convoque la voix mixte sur toutes les arrivées dans l’aigu.
Félin, mordant, Andrè Schuen interprète avec véhémence le 3e lied, Ich hab’ein gluhend Messer, sans pour autant forcer sur les moyens. Puis il étreint la mélancolie du quatrième lied, Die zwei blauen Augen, contrebalancée par une lueur d’espérance résignée. Mahler a repris certains de ces lieder dans la 1re Symphonie: c’est une belle mise en perspective qu’a offert ce concert auréolé de succès.
Prochain concert: Jakub Hrusa, Augustin Hadelich et le Lucerne Festival Orchestra. Suk, Dvorák. Ve 19 août à 19h30. Jakub Hrusa dirigera les Bamberger Symphoniker le 10 septembre à Lucerne dans un programme entre Wagner et Mahler.