On nous prévient dès notre arrivée dans le hall d’un hôtel chic du IXe arrondissement: durant notre entretien avec Lio, éviter toute question intime. Ne rien évoquer des violences domestiques dont elle fut la victime. Faire l’impasse sur ses problèmes financiers évoqués récemment sur un plateau télé. Cela tombe bien. On a principalement fait le voyage pour parler de Lio canta Caymmi, bel album tout simple que l’artiste publie ces jours. Mais aussi pour lui dire combien elle a compté durant notre adolescence. Car comment l’oublier: stylée, sexy, lettrée, l’espiègle brune contribuait alors à inventer la pop en francophonie.

Cheveux longs lâchés sur visage émacié, pull rouge sang sur pantalon noir et bottines à motifs étoilés: Vanda Maria Ribeiro Furtado Tavares de Vasconcelos (pour l’état civil) nous apparaît enveloppée dans un lourd manteau en cuir fourré. A sa mine troublée, on tâche de deviner. En cette matinée où dehors le gris partout l’emporte, est-elle fatiguée, de mauvais poil, disposée à discuter? Alors qu’on s’assoit face à elle, bientôt rejoints par Jacques Duvall, parolier de ses principaux tubes et initiateur de ce nouvel enregistrement, Lio s’enfonce dans un épais fauteuil comme éperdue de lassitude. Depuis plusieurs jours, elle est en promo pour cet album que nul n’attendait. Un exercice qu’elle dit ne pas aimer, mais auquel elle se plie, «bien forcée».

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Répertoire enchanté

Mais parlez-lui de Dorival Caymmi, idole de la musique populaire brésilienne des années 1930 à qui elle consacre son disque, et la voilà qui soudain s’anime. «Jacques avait été touché par des chansons de Caymmi, explique-t-elle, directe, précise, timbre délicieusement écorché. Il cherchait quelqu’un pour les interpréter. Je connaissais ce répertoire depuis l’enfance. On a commencé à travailler sans label. Ni agenda. Dans le mien, il était seulement écrit: «Paie des études à tes six enfants, tu les as faits, tu ne peux pas les abandonner!» On essayait de se faire du bien à un moment de nos vies où on en avait besoin. Chanter en portugais a été du baume. Je crois que le monde a besoin de beauté. Ici, elle naît d’un homme simple qui nous dit: «On est mortels, mais que la vie est belle!» Et à la fois, quand je chantais, je pensais: quel dommage, ma fille, que tu aies désormais cette voix éraillée.»

Le rock promet le danger. La pop, le maquillage. Sauf que ceux qui l’incarnent finissent par croire que ces artifices sont vrais

Lio

Lio canta Caymmi n’est pas un album moderne. Ici, zéro frime, pas d’éclats. Pur, cet album conçu loin d’un show-business auquel Lio n’appartient plus tout à fait s’appréhende comme «une bulle créée afin de nous protéger de ce qui fait mal». Douceur et mélancolie y règnent. Douleur et regrets aussi. Aimable, vulnérable, il dresse en douze tableaux le portrait d’une interprète hier pétillante et qui aujourd’hui, à 55 ans, trouve dans ce «répertoire enchanté» une source à laquelle soigner ses plaies. «Dorival Caymmi est un monument, explique Lio. A la fois précurseur de la bossa-nova, ami intime de Jorge Amado, qui lui a écrit des textes, et idole de Caetano Veloso. Son œuvre traite de la beauté de l’existence. On croit souvent que ce qui naît d’une grande douleur est plus subtil que la poésie du bonheur. Je pense exactement l’inverse!»

A ceux qui s’étonneraient de découvrir l’interprète de hits vitaminés comme Les brunes comptent pas pour des prunes aux commandes d’un disque contemplatif, parfois douloureux, la dame veut rappeler: «Lio a toujours porté une fragilité, une tristesse. Toutes ses faces B montrent une faille.» Ici, avec précaution, et tandis qu’on la découvre en proie à de brusques vagues d’émotions qui lui font monter les larmes ou menacer de nous planter sèchement, on lui fait remarquer qu’elle parle de Lio comme… d’une autre. «Mais elle, ce n’est pas moi, réplique-t-elle, cinglante. Je ne m’appelle pas Pop Model, mais Vanda! Lio est une construction. La pop est beaucoup plus dangereuse pour ses acteurs que le rock, vous savez. Le rock promet le danger. La pop, le maquillage. Sauf que ceux qui l’incarnent finissent par croire que ces artifices sont vrais.» Et songeant à sa trajectoire, soudain elle se tait.

Colère froide

Il y a quatre décennies, Lio incarnait avec peu d’autres la pop dans l’Hexagone. Découverte à 16 ans avec Le Banana split (1979, 5 millions de singles vendus), la gamine issue d’une famille de l’aristocratie portugaise émigrée à Charleroi devait incarner l’insolence des années 1980. Racée, cultivée, grande gueule, elle enchaînait les hits – comme Amoureux solitaires en 1981, s’invitait chez Téléphone (le clip Cendrillon, 1982), tournait avec Claude Lelouch (Itinéraire d’un enfant gâté, 1988) ou trustait les plateaux télé. «De bonnes années? On s’est surtout bien amusés, balaie-t-elle, désabusée. Et alors? Durant cette ère, j’ai surtout vu s’installer le cynisme dans lequel on vit à présent. Face à ce constat, ma colère est froide.»

Depuis, il y a eu les collaborations formidables avec Etienne Daho (Des fleurs pour un caméléon, 1991), l’honnêteté d’un disque consacré à Prévert (Je suis comme ça, 2000) ou des aventures inégales menées au cinéma (Les Invisibles, de Thierry Jousse, 2005). Des embardées volontairement menées loin des esthétiques colorées et du personnage débridé qu’elle avait créé. Pour réponse, le marché l’a boudé. «L’industrie voulait d’autres Banana split, éternellement», résume-t-elle. Divorce alors avec les majors que la brune avait grassement nourries, déchirements personnels étalés dans la presse à scandale, emménagement contraint à Bruxelles, participation durant trois saisons à un télécrochet pour payer les factures et exister médiatiquement: Lio avançait en gueule cassée.

Jusqu’à ce disque désarmant où le temps écoulé, comme celui qui attend, se médite en silences, souffles et murmures. «Je ne désire plus que me mettre au service de chansons qui font du bien aux gens», jure-t-elle. Et là, de l’observer cette fois en proie à un frisson incontrôlé.


Lio, «Lio canta Caymmi» (Crammed Discs).