L’opéra à l’épreuve du rajeunissement
Lyrique
L’ouverture lyrique parisienne divise. La modernité éteint «Les Indes galantes» mais vivifie «La Traviata». Jusqu’où aller dans le rajeunissement mené au pas de charge dans les maisons d’opéra?

Séduire et attirer de nouveaux publics: les scènes lyriques disputent une course effrénée au rajeunissement. Méthode dure ou douce? Chirurgie radicale ou produits de jouvence? Dans le domaine de l'esthétique, la seconde solution s'avère plus tentante, tant les ravages de la première option épouvantent parfois.
A l’opéra, la problématique cosmétique est assez similaire. Entre défiguration et regain de fraîcheur, la frontière est mince. Quelques metteurs en scène en viennent à dénaturer l’âme des partitions sans ménagement. Pour ce début de saison lyrique, les deux productions d’ouverture de l’Opéra national de Paris illustrent particulièrement bien ce dilemme.
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Côté bistouri, les rares Indes galantes, de Jean-Philippe Rameau, revues par Clément Cogitore. Jeune figure de l’art contemporain, le plasticien vidéaste fait ses débuts à l’opéra sur les bases d’un travail qui questionne notamment «la perméabilité des mondes» à travers les «rituels, la mémoire collective ou la figuration du sacré».
Versant crème, la mythique Traviata de Verdi est reconsidérée par l’Australo-Bâlois Simon Stone. Comédien, auteur et metteur en scène, l’homme décape le théâtre sans complexe depuis 2007. Il a abordé l’univers lyrique en 2016, avec trois productions: une à Bâle et deux à Salzbourg.
Perspectives perspicaces
Comment les deux œuvres qui ouvrent la saison des 350 de l’Opéra Garnier supportent-elles les relectures de ces enfants terribles? Aux antipodes l’une de l’autre. Clément Cogitore et la chorégraphe Bintou Dembélé s'enlisent dans une forme de malentendu pour les Indes galantes. Le public en délire, secoué par le choc des cultures, s’enthousiasme pour la formidable performance et la virtuosité des danseurs urbains.
Ravie par l’encanaillement, voilà que l’audience se laisse emmener au finale par la virulence d’une expression exogène, réservée d’habitude aux banlieues ou aux quartiers sombres. Hip-hop, popping, break dance, krump, flexing, voguing ou encore waacking n’ont a priori rien à faire avec Rameau. Pas pour les deux complices et la compagnie Rualité, qui décloisonnent énergiquement les catégories sociales, générationnelles et culturelles. Le résultat se révèle étonnamment triste et la confrontation usée.
L’idée était séduisante. Les chorégraphies peuvent s’appuyer sur l’important nombre de ballets, et les sujets ayant trait à la décolonisation et au rapport entre dominants et «sauvages» ouvrent des perspectives perspicaces. Mais toute la bonne volonté et le travail investi achoppent aux différences foncières de langages et aux moyens pour les mettre en relation.
L’énorme bras métallique extirpant une barque calcinée d’une cavité centrale et les réfugiés agitant leurs couvertures de survie ne suffisent pas à créer un lien entre la fosse et la scène. Ni les vitrines transparentes de prostituées, le manège d’enfants et leur joueur de flûte ou la cage de néons qui surgissent au rythme des scènes. Quant aux interventions spectaculaires des athlètes, elles électrisent le plateau sans tenir compte du flux musical de façon organique.
Grâce féline
Malgré toute la vitalité déployée en fosse par Leonardo García Alarcón, sa Cappella Mediterranea et le Chœur de Namur, les notes se trouvent écrasées par cette débauche d’images, de costumes et de tournoiements incessants, que les dimensions disproportionnées de Bastille n’allègent pas… L'ennui s'installe dans un spectacle censé ranimer le genre baroque. On attendait le bouleversement d’une puissante vague de fond, et une direction d’acteurs signifiante. La production se trouve affaiblie par un collage d’éléments disparates, entre autres pom-pom girls pailletées et Robocop mécaniques.
Les moments forts? Indéniablement la fameuse Danse des Sauvages, qui rassemble chœurs, danseurs et musiciens dans un élan animal. Et l’air de Phani (Viens Hymen), où le magnifique Calvin Hunt entoure Sabine Devieilhe de sensuelles volutes corporelles, glissant autour de la soprano avec une grâce féline. Cela fait peu sur une soirée de quatre heures.
Pour la musique, les voix offrent le meilleur. La miraculeuse Sabine Devieilhe (Hébé, Phani, Zima), le vaillant Stanislas de Barbeyrac (Carlos, Damon), la rayonnante Jodie Devos (l’Amour, Zaïre) et la savoureuse Julie Fuchs (Emilie, Fatime) composent un joli carré maître, devant les belles figures masculines de Mathias Vidal (Valère et Tacmas), Edwin Crossley-Mercer (Osman, Ali) et Florian Sempey (Bellone, Adario). Grâce au beau monde vocal, choral et instrumental mené avec intelligence et sensibilité par Leonardo García Alarcón, la part galante de Rameau se trouve servie avec élégance. L’essentiel est sauf.
Violetta influenceuse
Du côté de Garnier, où s’est réfugiée La Traviata, l’inverse est à saluer. Influenceuse, Violetta? Egérie d’une grande marque de parfum (Villain), hyper-connectée aux réseaux sociaux, vendant son image et exposant compulsivement son cancer et sa vie amoureuse? La «Dame aux camélias» peut-elle traverser l’écran qui voit défiler ses messages, cœurs et émojis sans s’engluer dans la Toile? Oui. Incroyablement mais absolument, elle y parvient, sans se fracasser sur l’audace du propos.
Comment? D’abord, parce que Simon Stone est un véritable homme de scène. Il en connaît tous les rouages et les enjeux. Il en maîtrise les potentiels et les limites. Et sait qu’actualiser n’est pas altérer. Que La Traviata, si phénoménalement connue et aimée, ne saurait être prise à contre-pied, pire, à contre-emploi. Ainsi, le défilement des factures de banque, avis d’avocat, échanges de SMS projetés en direct dans toute leur banalité, selfies ou vidéos nostalgiques, collent parfaitement à la superficialité et à la vie factice de l’héroïne de Dumas fils, adaptée par Piave à l’opéra.
Ce traitement soulève toute l’intemporalité du sujet et l’actualité assassine que l’histoire répète à travers les siècles. Rajeunissement risqué, réanimation osée… Simon Stone les réussit haut la main. Car sa méthode à la fois radicale et réfléchie se révèle sensée, justifiée, en phase avec la partition.
Il faut dire que Michele Mariotti dirige l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra avec un feu, une délicatesse et une plasticité remarquables. Il faut aussi dire que Pretty Yende endosse le rôle légendaire avec une intensité et une générosité d’adolescente, sur une voix lumineuse et fruitée. Sa sincérité de jeu et son chant expressif se déploient et s’affinent de façon touchante, des pianissimi soufflés aux aigus ravageurs.
Un potentiel Pavarotti
On se damnerait pour son Alfredo. Benjamin Bernheim, qui a fait ses premières classes à Lausanne, est le ténor qui explose. On tient là un potentiel Pavarotti: timbre solaire, projection droite et fine, longueur de voix et legato sans faille, souffle solide, naturel de nuances et de ton… Ce jeune Français d'origine genevoise manie l’héroïsme et la tendresse en maître. Qu’il préserve sa voix, dans sa carrière en pleine ascension!
Face à ce couple de rêve, Ludovic Tézier incarne un Germont royal, comme on s’y attendait. La voix rayonne et le rôle lui va comme un gant, même s’il pouvait se montrer plus expressif dans sa rigueur paternelle. Mais on succombe à la beauté musicale d’ensemble, avec une distribution et un orchestre qui rendent grâce à Verdi. Passionnément.
«Les Indes galantes», de Jean-Philippe Rameau, Opéra Bastille, Paris, jusqu’au 15 octobre.
«La Traviata», de Giuseppe Verdi, Opéra Garnier, Paris, jusqu’au 16 octobre.
A Lyon, Guillaume Tell au chausse-pied
L’ouverture de saison lyonnaise n’échappe pas à la rénovation. Le Guillaume Tell du sulfureux Tobias Kratzer est très esthétique (décor en noir et blanc de Rainer Sellmaier). Mais avec des combattants de la musique (instruments en guise d’armes et protagonistes en représentation scénique) et des envahisseurs en tenue de «droogie» d’Orange mécanique, le metteur en scène force l’œuvre à entrer dans sa lecture au chausse-pied. Si on se laisse séduire au début, le procédé ne fonctionne pas sur la longueur. On ne croit pas à ces meurtres à coups d’archets, ni à Melcthal en chef d’orchestre. Heureusement, la musique est bien servie avec un orchestre de l’opéra et des choeurs magnifiques. Daniele Rustioni dirige avec nerf, et la distribution est belle, malgré le vibrato trop marqué d’Enkelejda Shkoza (Hedwige) qui déséquilibre le reste du plateau. Nicola Alaimo (Guillaume Tell), John Osborn (Arnold), Jane Archibald (Mathilde), Jennifer Courcier (Jemmy), Tomislav Lavoie (Melcthal) et Jean Teitgen (Gesler) rendent sa force à la partition. Sbo
Opéra de Lyon jusqu'au 17 octobre. Rens: 0033 469 85 54 54, www.opera-lyon.com