Retrouvez sous ce dialogue consacré à la Cité de la musique, un autre dialogue entre Marc Perrenouf et Raphaël Ortis, consacré au statut des musiciens professionnels et leur insertion dans la société


«Amicalement vôtre». Comme Tony Curtis et Roger Moore dans la fameuse série des années 1970, les Genevois Marc Perrenoud et Raphaël Ortis s’aimantent et s’opposent. Le premier, pianiste de jazz ovationné en Europe, serait plutôt bohème et libertaire. Une voix de baryton et un rire d’enfant débonnaire. Il défend avec ferveur la Cité de la musique. Le second, bassiste de renom, a des airs de Gavroche, la pureté de ceux qui montent aux barricades et qui ne se paient pas de mot. Il est contre ce projet qui n’a pas inclus, selon lui, toutes les tribus qui font la vitalité de la scène genevoise.

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L’enjeu? Une Cité de la musique d’un coût de 300 millions qui s’érigerait à deux bonds de la place des Nations et serait financée par des privés, dont la Fondation Hans Wilsdorf. Avec ses trois salles, dont une philharmonique de 1600 places promise à l’OSR, ses studios pour les 500 élèves de la Haute Ecole de musique (HEM), son parc où rêver d’harmonies inédites, elle serait unique en Suisse romande. Les raisons du désaccord? Une vision de la culture. Les détracteurs du projet l’estiment élitiste et disproportionné. Ses défenseurs y voient une chance historique de se doter d’infrastructures dignes d’une grande ville mélomane. Les Genevois voteront le 13 juin. Raphaël Ortis et Marc Perrenoud plaident, eux, en gentlemen.

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Le Temps: La musique classique est-elle trop dotée à Genève?

Raphaël Ortis: C’est le fruit de décennies d’institutionnalisation. En fondant l’OSR, Ernest Ansermet a fait de grandes choses: il a inscrit un sillon et donné du boulot aux musiciens. Les musiques actuelles sont par comparaison maltraitées. Si les milieux musicaux genevois sont remontés contre ce projet, c’est que beaucoup d’institutions ne sont pas assez soutenues. La Cave 12, par exemple, demande une légère augmentation de ses moyens: 3000 francs par mois pour rétribuer ceux qui organisent les événements. Elle n’a toujours rien obtenu. En face, on a des gens prêts à mettre 300 millions dans un projet; 300 millions! Rien qu’à prononcer ce chiffre, j’en ai les mains moites.

Mais pourquoi?

R. O.: Cette somme astronomique nous oblige à faire le pari que c’est bien. Or je ne peux pas faire confiance à ce projet.

Marc Perrenoud: Mais il y a urgence, Raph! Le Conservatoire et l’OSR ont plus de 100 ans et toujours pas de locaux. Les institutions dont tu parles, la Cave 12 ou l’AMR ont des espaces, mais pas assez de moyens. Nos combats peuvent faire que ces budgets soient augmentés. Quant aux subventions accordées au Grand Théâtre et à l’OSR, elles ne me choquent pas. L’opéra est un art total qui fait travailler des centaines de professionnels. L’OSR a 22 millions, d’accord, mais c’est un orchestre de 120 instrumentistes, qui propose une quarantaine de concerts par an, des répétitions, des scolaires, etc. Bref, un foisonnement. Et puis si cette Cité de la musique voit le jour, on aura enfin achevé un processus: l’OSR et la HEM auront un toit, et on pourra passer au chapitre suivant. Le canton annonce 2,5 millions pour les musiques actuelles à partir de 2024, cela peut être l’amorce d’une revalorisation de nos champs. Cette somme représente une augmentation de près de 50% de ce qui existe. Ça, c’est génial.

R. O.: On dit que les élèves de la HEM ont besoin de locaux centralisés. Je comprends qu’il soit ennuyeux de se déplacer d’un endroit de la ville à l’autre avec une contrebasse. Ils sont aujourd’hui 500 et on fait un bâtiment pour eux. Mais dans cent ans, ils seront le double et cette Cité sera obsolète. Il faut réfléchir à long terme. Qu’on arrête de dire que Genève doit rayonner à travers des édifices emblématiques. Le Victoria Hall n’est-il pas considéré aujourd’hui comme dépassé? Cela signifie qu’il faut faire autrement, revaloriser les bâtiments qui existent, même si c’est compliqué. Certains immeubles se retrouvent classés et il est impossible de les adapter. Il faut avoir une conscience en amont de l’usage qu’on peut faire de certains murs.

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Le niveau de l’OSR justifie-t-il une salle philharmonique?

M. P.: Déjà, pour parler de l’OSR, il faut y aller. Je vois rarement des musiciens des musiques actuelles au Victoria Hall. Moi, j’y vais, j’adore le symphonique, l’orchestre. Debussy, Ravel font partie de mon identité de musicien européen. L’OSR, sans céder à la tentation du classement, est une formation qui compte en Europe. C’est un non-sens absolu de soutenir un orchestre à hauteur de 22 millions et de le confiner dans une salle des fêtes.

Mais ne vient-on pas de restaurer le Victoria Hall?

M. P.: Oui. Mais cette salle a été conçue pour une Harmonie nautique. Les musiciens sont trop proches. Certains deviennent sourds. Il y a des problèmes d’acouphènes. Je vous rappelle aussi que le Victoria Hall n’appartient pas à l’OSR. Il doit répéter à l’auditorium Wilsdorf. C’est du camping.

Camping chic?

M. P.: Non! Ça l’est quand vous êtes assis et que vous regardez le plafond. Mais derrière, ce n’est pas chic. Il y a un seul WC pour 120 musiciens. Vous ne pouvez pas vous changer. C’est complètement vétuste.

R. O.: Les loges de l’Usine aussi sont vieillottes. Et on ne manque pas de salles à Genève.

M. P.: Il n’y en a pas pour accueillir un orchestre symphonique. Le Victoria Hall? On a fait avec jusqu’à présent. Mais avant les anesthésies, on arrachait les dents aussi, c’est sûr. Un orchestre symphonique doit avoir sa maison, toutes les villes qui ont fait le choix d’en avoir un l’ont compris.

Raphaël, si la Cité de la musique avait été implantée dans un quartier plus populaire et si elle s’était appelée Cité des musiques, lui auriez-vous été favorable?

R. O.: Je fais un immense écart qui n’en est pas un. Si on prend les plans d’intervention pour les élèves ayant une singularité, ils sont conçus en concertation avec les parents, l’école et l’enfant. C’est là qu’on parle d’école inclusive, de pédagogie différenciée. La Cité de la musique ne répond absolument pas à cette logique inclusive. Ce projet né en 2014 représente un immense travail, chapeau! Mais il n’est pas vrai qu’il puisse intégrer toutes les musiques, ne serait-ce qu’acoustiquement. Sans compter que ses promoteurs ont eu la mauvaise idée d’imaginer écraser tout un bois, un biotope, pour cette construction. Surtout, ils n’ont pas pris en considération les besoins de la population ni ceux des musiciens. Ceux des musiques actuelles ne pourront y travailler qu’a condition que le canton injecte plusieurs millions dans la location des salles.

Promise par Thierry Apothéloz, cette aide de 2,5 millions est un sacré coup de pouce, pourtant?

R. O.: Non, car elle n’est destinée qu’à la location des salles de la Cité de la musique.

M. P: Mais c’est pareil à l’AMR! Sur un budget de 2 millions, les cachets des musiciens représentent moins de 200 000 francs.

R. O: C’est ce que je veux changer! Que les fonds aillent à la création et pas dans des murs ou des frais de fonctionnement.

M. P: Un projet n’est jamais parfait. Celui-ci émane de personnes qui peut-être n’avaient pas conscience de toutes les dimensions de la scène musicale genevoise. Elles sont portées par la passion du classique, on ne peut pas être passionné par tout. Mais leur concept a déjà évolué et va encore évoluer.

Pourquoi cette somme de 300 millions vous choque-t-elle, Raphaël?

R. O: Sous prétexte que cet argent vient des privés, on n’aurait pas le droit de contester la vision de la culture qu’il sous-tend. Or ce projet aura des conséquences lourdes sur le paysage culturel et urbain. Cette Cité de la musique est une force de frappe considérable mise au service d’une idée de la culture discutable.

M. P.: Les 300 millions ne me gênent pas. Quand la Fondation Hans Wilsdorf met 200 millions dans une telle Cité, elle met 2 milliards dans le social et la culture. Voter contre ce projet, c’est voter contre l’OSR et la HEM qui, d’après ses statuts, avait dix ans pour trouver des espaces. On peut certes imaginer une autre voie, Raphaël. Mais ces 300 millions vont disparaître, alors que cette Cité pourrait dynamiser une région, favoriser des corps de métier malmenés par la crise. Là, où je suis d’accord avec toi, c’est qu’il faut se battre pour que les musiciens soient mieux payés et traités. L’aide de 2,5 millions est un apport fort qui passera à la trappe si la Cité est refusée.

R. O: Pas sûr. Les responsables politiques ont pris conscience, du fait de la crise sanitaire, de l’extrême précarité des musiciens.

Qu’aurez-vous gagné si la Cité est rejetée?

R. O: J’aurai une pensée, sincèrement, pour ceux qui ont travaillé dur pour ce projet. Les musiciens auront gagné à travers tous ces débats l’oreille de la population et des politiques. Ceux-ci ont commencé à apporter des réponses. Nous pourrons alors plancher tous ensemble sur un objet fédérateur, dès sa conception.

Imaginons, Raphaël, que la population approuve la Cité de la musique…

R. O.: Cela m’étonnerait que j’y joue. J’aurai fait tellement de ramdam pour m’y opposer. Mais cela ne m’empêchera pas de continuer à militer pour le statut des musiciens, qui est le cœur du sujet.

M. P.: Je te rejoins Raphaël. L’une des raisons pour lesquelles on est dans cette situation, c’est que les décideurs politiques, de gauche en particulier, n’ont rien fait pour prolonger la vitalité artistique des squats, après leur évacuation en 2002. Des artistes ont été condamnés à la marginalisation. Ça, c’est déplorable. Il y a effectivement une scène foisonnante qui a besoin de vivre et qui doit se retrouver dans cette Cité. Mais je suis certain, Raphaël, que si elle voit le jour, tu t’y produiras.


«Le manque de moyens empêche la professionnalisation de la scène musicale»

La crise sanitaire a révélé la précarité chronique des musiciens indépendants. Marc Perrenoud et Raphaël Ortis proposent chacun leurs remèdes

Quelle est, à l’heure de la sortie progressive de la crise sanitaire, la réalité des musiciens indépendants, dont on a constaté à Genève comme ailleurs l’extrême précarité?

R. O.: La situation est cyclique. A Genève, dans les années 1990, Alain Vaissade et Patrice Mugny ont proposé une institutionnalisation de la culture et de la musique, sous forme d’accompagnements budgétaires et d’un dialogue afin de trouver des solutions au plus près des attentes. Mais depuis 2002, on a assisté à la fermeture successive de plusieurs lieux d’expression libre, à l’image d’Artamis. Si la situation sanitaire a révélé une précarité, elle ne fait finalement que mettre en lumière le fait que, malgré l’injonction des responsables culturels, nous n’avons pas eu les soutiens espérés, que cela soit dans les musiques actuelles ou émergentes, mais aussi dans l’expression classique pour les musiciens qui ne bénéficient pas des fonds alloués aux grosses institutions. Certains musiciens indépendants sont à l’aide sociale, car ils n’ont pas payé les charges sociales leur permettant de bénéficier du statut d’intermittent. Mais heureusement, des aides sont finalement arrivées.

M. P.: Pour moi, cette situation n’est pas cyclique. Un musicien indépendant ne peut pas prétendre au chômage, être soutenu ou protégé par l’Etat. En tant qu’artiste, on a fait ce choix d’être libre, mais aussi plus exposé. Les musiciens indépendants revendiquent trop souvent un statut de salarié. Mais à cause, ou plutôt grâce, au covid, on vit un moment révolutionnaire dans la vision qu’a la société de la musique. Cela fera bouger les lignes.

Les musiciens pourraient-ils avoir le même statut que les comédiens, par exemple?

M. P.: C’est différent. Un comédien s’inscrit dans une politique culturelle cantonale vu qu’il travaille sur des durées plus longues. Le musicien, lui, travaille au cachet. Il est dès lors appelé à s’exporter le plus possible. Le covid a été un révélateur: il n’y a pas de politique fédérale, en Suisse, pour les musiciens. Mais l’Etat nous a finalement quand même protégés. En tant qu’indépendant, je ne cotise pas au chômage et n’aurais dès lors pas droit à des APG, mais on m’a proposé une assurance perte de gains. Et dans un second temps, les cantons ont mis en place des systèmes permettant de compléter de manière subsidiaire les aides fédérales. Pour la première fois, en tant que musicien indépendant, j’ai été soutenu. Cela montre une prise de conscience des autorités cantonales et fédérales.

R. O.: Le problème reste que pour obtenir ces APG ou l’intermittence, il faut avoir un statut, et c’est bien de ça qu’on parle: il faut cotiser, que cela soit en tant qu’indépendant ou salarié. Mais en effet, les musiciens qui n’ont pas payé de charges ont finalement été aidés, la Confédération et les cantons ont entendu ceux qui étaient en marge. C’est cela que j’appelle le mouvement cyclique: le covid a révélé une précarité qu’on ne voyait plus.

On a l’impression que la crise a permis à des artistes d’horizons divers d’enfin se fédérer pour faire entendre leur voix. Est-ce exact?

R. O.: Oui, et c’est pour cela qu’on a d’ailleurs fondé une Fédération des musiques de création. Il s’agissait de se concerter, d’avoir du poids, mais aussi de collaborer ensuite avec ceux qui ne font pas partie de cette fédération. Il est important d’être plusieurs et de se demander comment on peut utiliser le covid comme levier pour réfléchir plus loin, au statut du musicien et à la revalorisation du fonds ponctuel d’aide à la création de la ville de Genève. On a par exemple réussi à obtenir que les concerts ne soient plus payés selon la norme 300 francs, mais 600 francs, ce qui correspond à un jour de concert et un jour de répétition. L’objectif est aussi de revaloriser toutes les institutions existantes qui accueillent des artistes, et qui pour certaines ont des moyens ridicules ne leur permettant pas de faire correctement leur travail.

M. P.: Ce manque de moyens n’est pas inhérent à Genève. Mais après, mettre des barèmes et payer des répétitions n’a rien à voir avec le métier de musicien tel que je l’imagine, surtout quand on parle d’indépendance. Comparer les musiciens indépendants à ceux de l’OSR, qui font partie d’une institution, comme les membres d’une troupe de théâtre ou de danse, n’a pas lieu d’être. Mais là où je rejoins Raphaël, c’est qu’en effet, si les budgets sont dans nos musiques au sens large trop bas, ils empêchent une professionnalisation. Un programmateur, ou une personne qui travaille à la communication dans un lieu comme l’Usine, devrait être payé à 100% avec un salaire décent, or ce n’est pas le cas. On peut critiquer la France, mais ils ont quand même mis en place un système qui fait que de nombreux lieux ont été professionnalisés. Pour aider la branche, en Suisse, il faudrait développer ces différents métiers – programmateurs, techniciens, sonorisateurs, attachés de presse – permettant de mettre en place un vrai réseau professionnel.