Du 2 au 6 juillet, «Le Temps» part à la rencontre de Suisses(ses) qui s'illustrent par une créativité débridée à l'étranger.

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Elle a peu de temps. A 19h30 précises, elle doit impérativement aller écouter un musicien japonais, tambourineur de l’impossible, tapageur d’avant-garde, qui veut collaborer avec elle. Elle donne donc rendez-vous dans un café biologique de Brooklyn dont les cookies sont certifiés sans OGM. Elle pousse la porte, sourit très peu, apparaît dans le même geste distendu comme une très vieille femme ou une enfant, elle se méfie puis se raconte avec volupté dans ce début d’été new-yorkais où la ville semble agir comme un marteau-piqueur sur les nerfs. «Ce n’est pas agréable de vivre ici», dit-elle l’air de ne jamais vouloir être ailleurs.

On se souvient d’elle, vaguement, qui dansait entre les deux appartements de ses parents séparés; ils avaient choisi de vivre aux Grottes genevoises, sur le même palier. María parlait plusieurs langues, plusieurs mondes. Elle grandissait près du saxophone de son père, Eduardo Kohan, Argentin d’ici, fanatique des tangos légèrement fêlés par l’usage, dont le ténor a des patines antiques. Et près de la voix de sa mère, Colette Grand, l’esprit punk et l’âme tendre, qui chante My Funny Valentine comme s’il s’agissait d’une prière slave.

Du jazz dans les oreilles

Un jour, María Grand explique à ses parents qu’elle va partir à New York, que c’est de leur faute, qu’ils ont mis du jazz dans ses oreilles, que l’AMR a parachevé le travail et que, de toute façon, la Suisse est bien trop petite pour la musique qu’elle aime. Elle a 18 ans, en 2011. «Ils ne m’ont pas empêchée. Au contraire, mon père avait mis de l’argent de côté pour m’aider. Malgré tout, j’ai dû faire deux millions de petits boulots.»

Elle débarque à Washington Heights, tout au nord de Harlem, on pourrait se croire à Porto Rico, il y a de la salsa qui s’écrase sur le bitume. María Grand parle espagnol, son premier colocataire est un amant de la cocaïne. Elle s’endurcit, elle ne lâche rien, il y a tout au fond d’elle un son de saxophone ténor qu’elle veut exhumer, tailler et laisser grandir dans cette cité singulière où elle croise Sonny Rollins, avec lequel elle parle bouddhisme.

María est baby-sitter, serveuse, elle choisit d’étudier au City College – une université publique – plutôt que dans ces boîtes à musique dispendieuses où l’on fabrique les réseaux du jazz contemporain: «Je suis idéologiquement opposée au système éducatif américain.» Elle n’y reste pas. Elle apprend beaucoup comme au siècle dernier, de bouche-à-oreille, en frappant à la porte du musicien genevois Ohad Talmor, New-Yorkais d’adoption, qui lui donne des partitions à copier.

Le label Coleman

«J’ai fait copiste pour tout un tas de gens, y compris une légende comme Henry Threadgill. C’était une école formidable, parfois je devais transcrire à l’oreille à partir d’un enregistrement. J’ai appris beaucoup sur la composition.» C’est une école de plein air, qui ne pardonne rien, comme lorsqu’elle rencontre le saxophoniste Steve Coleman et qu’elle fréquente ses ateliers à la Jazz Gallery: «J’ai passé trois mois à ne rien comprendre de sa pensée musicale. Quelque chose me fascinait, alors je suis revenue.»

Jusqu’au moment où elle saisit, que Steve Coleman l’engage, enregistre avec elle. Il est absolument cruel, sans répit. Il est de ceux qui lui accordent ses lettres de créance et qui font de María Grand, sept ans après son installation outre-Atlantique, une promesse de la nouvelle scène jazz américaine. Elle a quelques mentors, le frère de Wallace Roney, Antoine, avec lequel elle regarde des films de la blaxploitation, elle lit des livres sur l’histoire afro-américaine. «J’ai toujours su que je pourrais avoir l’air incongru, blanche, Suissesse, à pratiquer cette musique. Mais je n’en occulte pas les origines, je les célèbre.»

Cinq colocataires

María Grand a fini son thé. Elle regarde très loin, au-delà du mur de briques repeint de blanc. Elle se rappelle comme d’un rêve de cet opéra sur glace auquel la chanteuse Alicia Hall Moran, l’épouse du pianiste Jason Moran, l’avait conviée. Elle se souvient du soir où John Zorn, le maître du downtown Manhattan, l’avait alpaguée pour un concert et qu’elle était arrivée en retard. Elle vit maintenant à Bushwick, dans une de ces zones de Brooklyn où des hordes de jeunes du monde entier s’installent encore pour révolutionner leur art; elle a cinq colocataires, dont son fiancé, un musicothérapeute au sourire doux.

Tout semble sourire à María Grand. Son album, Magdalena, fait l’objet de critiques dithyrambiques dans la presse spécialisée. Elle possède un son d’une mélancolie solaire, avec des mélodies qui semblent se frotter les unes aux autres comme des icebergs à la dérive. Elle convie des poètes, une esthétique de hip-hop carambolé, des guitares drues, quelque chose de sensoriel malgré la complexité: «Je ne suis pas assez intelligente pour être intellectuelle. J’ai beaucoup souffert de l’école en Suisse. Alors, je demeure très instinctive.»

Collectif féministe

Elle réussit son pari. La Jazz Gallery lui offre des commandes. Elle donne déjà des master class dans des écoles américaines. Mais il lui reste encore, en travers de la gorge, les mémoires d’un sexisme quotidien, des musiciens qui la questionnent sur sa capacité à jouer, ceux qui ne veulent pas partir en tournée avec une femme pour «éviter les problèmes». Avec 13 femmes du jazz de premier plan, elle a créé le collectif We Have Voice – elle apparaissait en dentelles blanches au milieu de la photo en avril dernier, dans le New York Times.

Dans le monde de la musique improvisée, dont on aurait pu croire qu’il échappait mieux que d’autres au machisme ordinaire, María Grand trouve une voix. Ce qui frappe chez elle, outre le petit rire ourlé qui semble parfois lui échapper, c’est le courage dont elle fait preuve à chaque fois qu’elle prend sa respiration. Le temps passe. On fuit avec elle dans le club du bassiste Matthew Garrison, un loft climatisé, où l’on frappe des tambours très anciens avec le souci d’aujourd’hui. Quand elle écoute, María plisse les yeux vers l’invisible.


Profil

1992 Naissance à Genève.

2002 Premier saxophone, un Soprano coudé.

2009 Premier voyage à New York.

2010 Rencontre à Chicago avec le légendaire saxophoniste Von Freeman.

2015 Premier concert en leader à la Jazz Gallery de New York.

2017 Commande et composition de «Embracements» pour huit musicien(ne)s et une danseuse.