Maria de la Paz, le doux jeu de la possession
Musique
La chanteuse d’origine argentine reprend le répertoire de Lhasa pour un spectacle qui dépasse le simple hommage

C’est un théâtre de front de mer, Rolle, l’ingénieur du son Bernard Amaudruz se fend la poire avec le trompettiste Matthieu Michel. Il y a, dans cet ultime filage avant la première, une forme de tension relâchée, une fausse tranquillité caractéristique des grands enjeux. Maria de la Paz, dans son t-shirt et ses guêtres assorties, en chaussettes sur la scène, se prépare à toucher un ange.
Cela fait longtemps qu’on ne la voit pas venir. Maria, fille d’Argentine qui a créé une ambassade latine dans son exil helvétique, qui chante un jour un projet d’intimité et de textures – Barrio Oscuro – et, un autre jour, une revisite d’Astor Piazzolla où elle plonge son corps entier. En 2004, à Paléo, Maria se retrouve face au vacarme et à la profusion, très loin d’une scène où un petit corps intense parvient à arrêter le temps.
«J’ai vu Lhasa, je l’entendais à peine, il y avait même eu une coupure d’électricité. Je voulais m’approcher, je ne pouvais pas. Mais j’étais comme happée, mise à nu.» Lhasa, morte très jeune, en 2010, après un cancer du sein, enfant du Mexique et du Québec, qui publiait en 1998 un album si singulier (La Llorona) que sa voix friable, son être concentré s’imposaient immédiatement en poétique du miracle.
Les mains qui dansent
Maria pense à Lhasa, toutes ces années. Elle fait son chemin, très clair, très sensuel, d’interprète. Mais elle pense à Lhasa, elle en reprend un morceau lors d’un hommage lancé par l’antenne d’Option Musique. «Je n’osais pas encore m’y livrer totalement.» Elle avait déjà vécu cela, cette rencontre paradoxale avec une artiste depuis la fosse. C’était au Théâtre Colon de Buenos Aires, un espace lumineux dont l’acoustique est considérée parmi les meilleures du monde.
La reine du tango Susana Rinaldi jetait des frissons sur le parterre. «Je n’étais pas très sûre de moi, je découvrais cette émotion toute droite qui a fait monter mes larmes.» Sur la scène de Rolle, face au répertoire de Lhasa, Maria de la Paz donne le sentiment d’être à la fois cette femme sidérée dans le public et la diva sur scène.
Revue de presse: Lhasa, l’envol de l’ange errant
Tragique et vérité
«Depuis quelques jours, je me découvre adopter la posture même de Lhasa, le tronc qui penche en avant, les mains qui dansent dans l’air, tout cela est très logique et aidait sa propre voix. Je vis quelque chose de doux mais de troublant.» C’est la première fois que Maria chante ces morceaux, Con toda palabra, Luna, El viajero, sans la voix de Lhasa qui l’accompagne sur le disque. Et cette absence ajoute non seulement au tragique mais à la vérité du spectacle.
Pour gravir cette montagne, Maria de la Paz a choisi une cordée d’amis granitiques, des magiciens: le guitariste Ignacio Llamas, qui comprend à quel point les musiques hispaniques requièrent davantage de sérieux que de pathos, le contrebassiste Mathias Demoulin, le batteur Alberto Malo. Des arrangements qui laissent au vide son vertige, et à l’air sa densité.
Par-delà les frontières
Parfois, dans le solo au son trafiqué de Matthieu Michel, ou dans le violon ni tout à fait arabe ni tout à fait gitan de Primasch, la musique devient si poignante qu’elle déterre des mémoires enfouies. Ce n’est pas un hommage, c’est une possession. A un moment donné, Maria de la Paz sort un gros tambour de son enfance, pour La frontera; elle dit les passe-murailles d’aujourd’hui sans s’y appesantir, la mort qui rôde, et on se rend compte à quel point Lhasa était politique.
Chaque soir, de ce spectacle qui est déjà promis à tourner beaucoup, Maria revit sa rencontre avec Lhasa. Une sororité par-delà les dernières frontières. Le lendemain de cette générale, on parle au téléphone avec Maria de la Paz; il y a au fond de la cuisine la voix de son fils de 4 ans, Unai, qui crépite: «Dis-lui que mon nom, ça veut dire cow-boy!» Elle parle comme une mère, très doucement, de cette femme dont elle fait revivre le chant.
«Quand je reprends El desierto, ce chant de rupture, j’évoque les expériences un peu troubles que j’ai moi-même vécues.» Le désert est plus tendre et les épines embrassent mieux que toi, dit en substance le texte, l’âme prend feu quand elle s’arrête d’aimer. Sur la scène, Maria frappe une plaque de tôle comme un exorcisme. Elle se débarrasse de la peur, de la gangue des regrets. Elle transmet la route, d’une voix à l’autre.
Maria de la Paz canta Lhasa. Théâtre de Rolle, du 28 février au 1er mars; Théâtre Forum Meyrin, le 10 mars; Théâtre du Passage, Neuchâtel, le 19 mars; Théâtre Nuithonie, Fribourg, le 21 mars; Théâtre L’Inter, Porrentruy, le 26 mars; Théâtre de l’Echandole, Yverdon-les-Bains, le 27 mars; Théâtre du Crochetan, Monthey, le 28 avril; Théâtre du Reflet, Vevey, le 30 avril; Théâtre du Jorat, Mézières, le 10 mai.