Musique
«Voices», nouvel album du compositeur néoclassique anglo-allemand, puise dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Un neuvième disque élaboré durant dix ans, parfois somptueux, souvent pessimiste, qui valait bien un échange téléphonique

De la vague «postclassique», il est la superstar. Comptant un milliard de streams à son actif, un répertoire gonflé de bandes originales fameuses signées pour la TV (The Leftlovers), le cinéma (Ad Astra) ou le ballet (Infra, Wayne McGregor), Max Richter s’admire ou se déteste en premier de la classe et touche-à-tout aux drôles d’idées. Qu’il approche Bach ou Vivaldi? Il les «recompose», faisant rugir les puristes. Qu’il cogite au mépris de notre société pour le sommeil, il offre Sleep (2015), berceuse jouée durant huit heures face à un public alité et en pyjama. Parue au printemps, Voices, sa nouvelle œuvre, propose une méditation sur la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH).
«Ce texte constitue l’un des fondements de notre civilisation, explique Max Richter, joint par téléphone à Londres, où il réside. Il traite de la façon dont les individus peuvent coexister sur cette planète. Quand j’ai commencé à travailler à ce projet, je réfléchissais aux relations entre ma propre vie et ce document rédigé après les drames de la Seconde Guerre mondiale. Une époque qui a engendré un consensus libéral désormais menacé par la montée du populisme, de la xénophobie et du protectionnisme, à quoi s’ajoutent la pression exercée par la technologie et la crise environnementale. Plonger dans les trente articles de la DUDH aujourd’hui, c’est réaliser combien nos droits reculent, happés dans une direction négative.»
Horizon lointain
Respect de la dignité de chaque être humain, refus de toute discrimination, garantie du droit à l’éducation ou à la nationalité: pour rappeler les principaux articles de ce texte idéaliste, Richter a rassemblé des enregistrements d’anonymes issus de 70 pays. A ces personnes la charge de lire un texte noyé par une «orchestration inversée», selon le compositeur.
Contrebasses et violoncelles y dominent sans partage. Pianos et violons y suffoquent sans solution. Quand dans Three Worlds: Music from Woolf Works (2017), dernière œuvre marquante du Berlinois, la lumière perçait malgré l’obscurité, ici plus trace de brumes romantiques ou d’oxygène. Ainsi, la DUDH peut bien être «ce document visionnaire voulant donner un cadre pour un monde meilleur, on peut bien le célébrer et chercher à le préserver, il apparaît toujours comme une utopie», explique Richter. Un «horizon lointain, probablement inatteignable, dans lequel nous devons néanmoins puiser pour progresser». Cette ascension, Voices l’annonce entre plaintes et ravissements éthérés.
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Observer la marche du monde et, en équilibre entre classique, minimalisme et électronique, élaborer un langage qui permette de le décrire: depuis son départ de l’ensemble Piano Circus à la fin du siècle passé, pour l’entame d’une carrière solo, Max Richter avance selon une méthode invariable. Méthodique et patient, cet admirateur de Reich et de Kraftwerk, de Xenakis et de The Clash, a fait du «raffinage» son talent. Peu de goût pour l’élégie chez le natif de Hamelin. Chez lui, plutôt, composer signifie jeter des idées, puis les épurer, jusqu’à ce que seul «l’indispensable demeure», comme il dit.
Hors de contrôle
Pour s’attacher à «l’essence» plutôt qu’à l’éblouissement, le maestro se connaît d’ailleurs de vaillants opposants pour qui son art conceptuel-zen ne saurait être de l’avant-garde. «Le classique, pour moi, a toujours été un territoire d’expérimentation, s’amuse-t-il. Je ne peux accepter que la musique soit rangée dans une boîte. Ce qui m’intéresse, c’est de connecter les gens. Dans ce but, je veux pouvoir utiliser tous les outils à ma disposition et aborder les thèmes qui m’importent vraiment.»
Disant cela, Richter rit de savoir Sleep devenu la bande-son privilégiée de certains clubs de yoga. Puis change soudain de ton lorsqu’on évoque les événements qui ont accompagné la sortie de Voices: l’assassinat de George Floyd en juin et la vague de manifestations qui l’ont suivi aux Etats-Unis. «Curieusement, explique-t-il, ces épisodes terribles ont donné à ce disque une pertinence particulière, confirmant l’intuition qui avait accompagné sa conception: dans un monde au discours brouillé, nos droits reculent, certains sont déjà perdus ou bien en passe de l’être.»
Pessimiste? Max Richter s’en défend. Son disque peut bien dire dans ses silences ou suspensions la crainte d’un effacement progressif des droits humains, il l’a d’abord voulu «respirant», dit-il. On en garde en mémoire Origins et ses dialogues entre piano et cordes accablés, Mercy et son violon déchiré pareil à une voix usée, Murmuration et ses bourdonnements meurtriers ou Hypocognition, que domine la voix de l’actrice KiKi Layne alors que le présent paraît effondré, l’art pouvant à la fois tout et rien pour la ranimer. «En ce qui me concerne, mon travail consiste à coucher d’abord mes idées sur le papier, juge le pianiste, prudent lorsqu’on prononce le mot «activisme». Après, une fois ma partition écrite et enregistrée, mes œuvres trouvent seules leur chemin – ou pas. C’est hors de mon contrôle.»
Max Richter, «Voices» (Decca Records, 2020).