Divertissement
Il est l’un des maîtres du divertissement en Suisse romande. Depuis trois ans, il a créé un important festival à Sion, pris la gestion de la salle Métropole à Lausanne et s’apprête à organiser le plus gros concert en salle de l’histoire suisse. Portrait d’un iconoclaste revendiqué

Si tout se passe normalement, le 11 avril prochain à Palexpo, James Hetfield brandira une guitare aux angles aigus, il arrachera le premier riff sanglant de l’hymne «Master of Puppets» et le chanteur de Metallica, devant 22 000 personnes, hurlera son texte: «Maître des marionnettes, je tire tes ficelles/Je tords ton esprit et je détruis tes rêves.»
Chaque matin, quand il passe devant le centre d’expositions genevois dans sa Maserati pour rejoindre ses bureaux situés à deux minutes de là, Michael Drieberg s’y voit déjà. Le patron de Live Music Production (LMP) va dépasser son propre record de 2013, quand il avait monté 15 000 places en gradins pour le concert de Mylène Farmer. Il veut cette fois écraser la concurrence, notamment celle du Hallenstadion de Zurich, et organiser le plus grand concert en salle de l’histoire suisse. Il jubile un instant. Et puis il aperçoit sur les façades de Palexpo l’affiche de l’exposition Body Worlds, qui illustre un coureur écorché que rien n’arrête. Alors, il fulmine.
Quand le patron de LMP s’énerve, il écrit des e-mails. Claude Membrez, le directeur général de Palexpo, en a reçu un il y a quelques jours, le sommant de lui laisser organiser des expositions dans les halles: «Michael n’apprécie pas que l’on ait signé une convention d’exclusivité avec Opus One pour les expositions», explique-t-il.
Prêt à tout casser
Depuis presque cinq ans, Opus One, le seul vrai concurrent romand de LMP, s’est fait une spécialité d’inviter ces énormes dioramas itinérants consacrés à Toutankhamon ou au Titanic, avec des affluences qui peuvent dépasser les 150 000 visiteurs. Michael Drieberg se sent exclu de ce marché. D’autant qu’Opus One l’empêche aussi d’organiser des expositions au palais de Beaulieu, à Lausanne. En tant qu’administratrice du théâtre, la société nyonnaise bénéficie d’un droit de regard sur toutes les activités culturelles du site.
Dans le mail adressé à Claude Membrez, Michael Drieberg menace de se pourvoir en justice, d’attaquer le centre de congrès, qui bénéficie de fonds publics et qui, de son point de vue, ne peut lui interdire d’organiser des expositions. «Michael est un grand professionnel et nous sommes heureux de collaborer avec lui. Il est déjà arrivé par le passé qu’il nous envoie ce type de courriers où il met la moitié de la République en copie. Son fils est avocat, il est plutôt bon.»
Palexpo a donc décidé, à la fin de la convention avec Opus One, de soumettre à la libre concurrence l’organisation d’expositions dans les halles. On pourrait croire à une stratégie d’intimidation, au caprice d’un enfant gâté auquel on refuse un nouveau jouet. Il y a en réalité, derrière cet énième épisode de la rivalité entre Opus One et LMP, la révolution mondiale d’un secteur, celui des organisateurs de spectacles, qui doivent se diversifier pour survivre. Mais aussi un élément déterminant de la personnalité de Michael Drieberg: s’il a le sentiment de subir une injustice, il est prêt à tout casser.
Provocations
On amène deux cafés dans la petite salle de réunion de ces bureaux du Grand-Saconnex où les affiches de Johnny Hallyday, de la comédie musicale Dirty Dancing ou du spectacle de Dany Boon trompent l’ennui. Il débarque enfin tel que lui-même: chemise blanche dont trois boutons sont ouverts, jeans. Il a 61 ans, il gambade: «J’ai signé un contrat de dix ans pour la gestion de la salle Métropole à Lausanne. Mes potes se moquent de moi, ils me demandent si je vais organiser des concerts jusqu’à 100 ans. Tant qu’il y a des murs à faire tomber, j’en suis.» Michael Drieberg parle beaucoup. Sans retenue. Traquant chez son interlocuteur l’instant précis où ses provocations font mouche.
Il y a quelque chose de touchant chez Michael Drieberg. Il assume ses côtés combattant et revendicateur. Il ne donne jamais le sentiment qu’il se soucie d’être aimé
Il sait qu’il est considéré par ses pairs au mieux comme un iconoclaste, au pire comme un opportuniste qui ne respecte aucune règle. «Je ne crois pas avoir d’ami dans le business, avoue-t-il. De toute façon, cela ne m’intéresse pas de rester dans l’entre-soi.»
Pour Vincent Sager, directeur d’Opus One, «Michael est un authentique franc-tireur, il prend passablement de libertés avec les codes du milieu, c’est aussi son talent.» En ville de Lausanne, où les deux principaux organisateurs de spectacles en Suisse romande ont chacun pris la gestion d’une salle, le chef du Service de la culture, Michael Kinzer, a appris à connaître celui qui depuis deux ans gère le Métropole: «Il y a quelque chose de touchant chez Michael Drieberg. Il assume ses côtés combattant et revendicateur. Il ne donne jamais le sentiment qu’il se soucie d’être aimé.»
Quatre femmes, cinq enfants
Michael Drieberg dérange avec goût. Ses prises de position publiques contre les subventions dans le domaine de la culture, contre le recours aux bénévoles au Paléo, cette façon de parler fort contre ses concurrents lui valent de sérieuses inimitiés. Quand on annonce à un directeur de festival romand que l’on va dresser le portrait de Michael Drieberg, la question fuse: «Il n’y aurait pas mieux à faire?» Si l’on veut donner place à la défense, il faut aller voir l’un des meilleurs pénalistes genevois. Il s’appelle Nicola Meier, il est le premier fils d’une fratrie de cinq enfants que Michael Drieberg a eus avec quatre femmes.
En ce moment, il défend la famille d’une adolescente autiste qui s’était tuée après avoir fugué de son home-école fribourgeois: «Pour une fois, je représente les gentils.» Nicola Meier assiste généralement les accusés plutôt que les victimes: «Cela remonte à mon enfance, je voulais toujours aider ceux qui étaient délaissés.»
Mon père est d’abord quelqu’un qui est parti de rien, qui est tombé et s’est toujours relevé
Régulièrement, son père le contacte lorsqu’il est fâché: «J’essaie de le tempérer, de le convaincre qu’on ne peut pas être de toutes les batailles. Mais c’est viscéral, c’est dans les gènes. Partout où il ressent des privilèges, il veut les combattre.»
Nicola Meier se souvient du Michael Drieberg d’avant le spectacle, d’avant LMP, quand il possédait encore une entreprise de maintenance informatique qu’il a revendue avec d’importants profits; quelques années plus tard, il perd tout à la suite d’une escroquerie et doit se réinventer.
«Certains ont l’image de Drieberg dans sa Maserati, la chemise blanche ouverte, qui saute d’un restaurant gastronomique à un autre, remarque son fils. Alors qu’ils s’imaginent par exemple Daniel Rossellat dans sa chemise à carreaux qui prend le train pour rejoindre son chalet. Le second est beaucoup plus malin dans sa communication. Mais mon père est d’abord quelqu’un qui est parti de rien, qui est tombé et s’est toujours relevé.»
Sentiment d’exclusion
Le directeur de LMP raconte volontiers son enfance et l’histoire de sa famille. Des propriétaires terriens de la colonie de Ceylan qui doivent tout quitter en une nuit, au moment de la révolution. Entre un père absent qui devient directeur technique d’Air India à Genève et une mère indienne qui ne sait pas lire, Michael Drieberg passe l’essentiel de son enfance dans des internats: «J’ai par exemple vécu à Lausanne dans une institution qui s’appelait Home Chez Nous, avec des éducateurs fous furieux qui nous frappaient et se livraient à des abus sexuels. La plupart des autres enfants étaient orphelins.»
Si je n’avais pas fait certaines rencontres salutaires, je serais devenu le pire des criminels
Même sa peau pose problème: «Quand on est arrivé, il n’y avait que quatre familles indiennes en Suisse. J’ai toujours été le seul homme de couleur partout où j’allais.»
Il y a chez lui un sentiment d’exclusion qui a généré un rapport particulier à l’autorité: «Quand on grandit sans être cadré par des adultes de confiance, toute règle imposée devient illégitime. Je crois que si je n’avais pas fait certaines rencontres salutaires, je serais devenu le pire des criminels. J’aurais mis toute mon imagination au service de la délinquance.»
Héros valaisan
Après son aventure informatique, Michael Drieberg investit dans le seul organisateur de spectacles en Suisse romande, VSP, et prend la direction du journal Live, pour lequel il va chercher le pire des ragots people dans les magazines français. Tandis que VSP fait faillite, il se retrouve dans les coulisses du stade de la Pontaise pour un concert de Michael Jackson qui change sa vie: «Je découvre ce qu’est ce métier, les techniciens, les artistes, l’impression de créer du bonheur avec de l’éphémère. En une soirée, je deviens complètement accro.»
C’était il y a presque trente ans. Depuis, Michael Drieberg a cofondé Opus One avec les Alémaniques de Good News, Paléo et le Montreux Jazz. A l’époque, il parlait encore volontiers avec Daniel Rossellat. Puis il a lancé sa propre maison de production, LMP, et quitté Opus One: «Je n’aime pas être seul, mais je déteste être dépendant.»
Quand il crée contre toute attente un festival en 2014, Sion sous les étoiles, au même moment que le Montreux Jazz et en cassant plusieurs fois les exclusivités obtenues par Paléo pour des têtes d’affiche, il n’organise même pas de conférence de presse pour annoncer sa programmation: «Je ne vois pas pourquoi j’aurais gavé les journalistes de petits fours. Quand j’ai créé mon festival, c’est comme si j’avais dû demander la permission. On vit dans un système où l’on doit faire acte d’allégeance au sérail.»
La première édition, avec notamment Patrick Bruel et Christophe Maé, est un four. Le stade de Tourbillon est très loin d’être rempli, LMP perd beaucoup d’argent. Certains prophétisent qu’il n’y aura pas de deuxième fois. Las, en 2017, pour sa troisième édition, le festival à la programmation hyper-populaire (Johnny Hallyday, Indochine, Black M ou Kendji Girac) réunit plus de 60 000 personnes. Michael Drieberg est devenu une sorte de héros en Valais. Il y a quelques jours, au Théâtre de Valère, il obtenait le Prix Horizon de Sion Tourisme, qui récompense une contribution majeure pour le développement de la ville.
Selon le directeur de l’organisation, Jean-Marc Jacquod, «Sion sous les étoiles est devenu très vite une manifestation aussi importante que La Foire du Valais. Lors de la première édition, on n’y croyait pas non plus. Michael Drieberg nous disait qu’il nous amènerait Sting. Franchement, on souriait doucement. Et puis, Sting est venu.»
Le mastodonte Live Nation
Michael Drieberg a fait le déplacement de Sion pour recevoir son prix (un diplôme et trois bouteilles de la cave L’Orpailleur): «Je leur ai dit que c’était un vrai honneur, pas feint du tout. Avec les Valaisans, on s’est entendu tout de suite. Ils préfèrent les poignées de main aux paperasseries.» Les mêmes qui pensaient que Michael Drieberg allait s’effondrer après la première édition sont désormais convaincus qu’il a simplement créé ce festival pour le vendre au mastodonte mondial du spectacle, Live Nation, dont il représente les artistes en Suisse.
L’intéressé dément: «C’est absurde, on est beaucoup trop petit pour eux. Il n’y aurait en Suisse romande que Montreux ou Paléo qui pourraient les intéresser et c’est impossible.»
Ce qui est certain, c’est que l’industrie culturelle se métamorphose à la vitesse de la lumière. Comme Michael Drieberg, Vincent Sager constate que les concerts ne sont pratiquement plus rentables: «Les agents de musiciens nous font supporter l’essentiel des risques. Le système des garanties est tellement élevé qu’on est condamné au succès.»
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Les deux organisateurs romands, pour résister, ont été sommés de se diversifier: expositions, comédies musicales, spectacles d’humoristes, production d’artistes, gestion de salles et de festivals. Selon Michael Kinzer, «le fait que deux organisateurs locaux se maintiennent est une spécificité extraordinaire. La Suisse, du point de vue de l’offre culturelle, reste encore un bastion d’indépendance, mais pour combien de temps?» D’autant que la patinoire de Malley est désormais gérée par un autre colosse du divertissement, l’américain AEG, avec la perspective d’y organiser des concerts.
Michael Drieberg aime ce que l’argent peut acheter, au point que l’on a fini par se faire de lui l’idée d’un golden boy sans passion autre que sa liberté. Sur la scène du Métropole, ce théâtre dont il a pris la gestion il y a deux ans et qui lui fait perdre de l’argent, il observe les techniciens à l’œuvre qui élèvent pour le soir même le décor pour Jamel Debbouze: «Je n’y suis pas encore habitué, à la folie de ce monde où l’on monte et l’on démonte tout le lendemain. Je n’aime rien tant que cette incertitude, le risque de tout perdre.»
Au fond, un joueur
Il y a dans son téléphone les numéros privés de ses «amis» Johnny, Mylène, Michel (Sardou, avec qui il compte remplir la Sankt Jakobshalle de Bâle). Il y a surtout Bartabas, circassien à l’allure gitane, dont LMP accueille depuis presque quinze ans les spectacles en Suisse romande.
Le maître de Zingaro, qui reviendra en juin à Avenches, se retrouve étrangement assez bien en Michael Drieberg: «C’est l’un de mes cinq ou six partenaires fidèles, les autres sont des institutions, des théâtres. C’est le seul qui fait aussi bien Johnny que moi. C’est un personnage atypique dans le spectacle privé, on n’a pas ce modèle en France. Il est hyper-sensible à mon travail, il le comprend.»
Michael Drieberg est au fond un joueur, capable de parier 2 millions de francs pour un spectacle équestre sans cavalier juste pour voir si cela en valait le coup. Il a encore organisé il y a peu une conférence de Mike Horn à la Salle Métropole. Il a choisi lui-même la citation pour orner l’affiche: «Si tes rêves ne te font pas peur, ils ne sont pas assez grands.»
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