On n’aurait jamais dû lui poser cette question. Pourquoi, dans le groupe avec lequel vous venez à Lausanne, il n’y a pas de contrebasse? Long silence. Le combiné parisien crépite de tous ses feux. «Je l’ignore… Ce n’est pas moi… C’est Jeff Ballard, il m’a invité. Je ne lui ai jamais posé la question… Nous vivons une époque de tournantes, les musiciens ont cinq orchestres en parallèle… Rien ne dure. Coltrane, lui, avait Jimmy Garrison… Sauve qui peut la vie… Le passé c’est le passé… Je ne citerai pas John Coltrane.»

Michel Portal en majesté: la question inoffensive qu’il développe sur tous les tons, qu’il retourne dans tous les sens, jusqu’à l’épuiser. Quinze minutes et davantage. Tant que la question n’est pas devenue une mélodie, tant qu’on n’a pas oublié jusqu’au point d’interrogation, il continue.

Le demi-silence de la peur

C’était la guerre à Bayonne. Il n’y avait pas trop d’Allemands. Michel avait 7 ou 8 ans. Il se cachait pour écouter le poste, il fallait réduire au minimum le volume. Les Français parlaient aux Français, dans le bruissement, les parasites et la terreur. Dans la rue, il y avait soudain une Citroën noire qui passait, une femme qui se mouchait, Michel entendait tout, il demandait à tout bout de champ à sa mère quel était ce bruit. Le brouillage de Londres qui ne recouvrait rien.

«C’était il y a plus de 70 ans. Je me souviens de la manivelle, tous les sons m’interpellaient dans ce demi-silence de la peur. Et puis les Américains sont arrivés.» Le vacarme, Cab Calloway, Duke Ellington, on écoute tout très fort, c’est le clinquant des victorieux, la revanche contre les couvre-feux.

Pur goût du vertige

Michel Portal qui est d’abord un musicien classique, qui vous chante Brahms au petit-déjeuner, vous parle de Jelly Roll Morton, de la sensation que fait une note bleue quand elle s’assombrit. «J’ai toujours dit que je ne voulais pas jouer comme Charlie Parker ou Coleman Hawkins. C’est ridicule. Je n’en suis pas capable. Pour être futuriste, il faut avoir une liberté incroyable.»

Michel Portal improvise. Il se retrouve à Châteauvallon avec des Suisses, Léon Francioli ou Pierre Favre, ils démontent le swing, on leur a demandé de se taire, ils vont hurler. Le free-jazz français est un truc encore plus méchant que l’américain parce qu’il s’appuie moins sur la lutte sociale que sur le pur goût du vertige. «Charles Mingus est venu vers moi, il ne comprenait pas qu’on ne joue même pas de thème. Tout cela lui semblait du bruit.»

Le choc Barbara

Portal ne choisit pas. Il sera classique et jazz. Clarinettiste et bandéoniste. Amoureux du paso-doble et du tohu-bohu. «C’est une voie difficile, elle est semée d’embûches. Luciano Berio venait parfois nous écouter jouer du jazz et il partait après deux minutes. Je ne parvenais pas à réconcilier les mondes. A certains concerts, j’entendais dans la foule: salaud, Portal, salaud! Il fallait tenir le coup.» Et puis, il y a la grâce, furtive, sidérante, mais elle existe. Ce jour où Barbara l’appelle. Elle a entendu qu’il improvisait. Il avait déjà enregistré avec Gainsbourg sur son album Percussions.

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 Portal entre en studio, il ne connaît pas la partition. Barbara chante: «Il pleut, il pleut, sur les jardins alanguis, sur les roses de la nuit, il pleut des larmes de pluie.» Portal improvise presque un contrepoint de Bach, il est une pluie fine et déchirante, deux voix qui dansent ensemble. «C’est drôle que vous me parliez de ça. J’étais il y a deux semaines à la Philharmonie. On a improvisé sur «Nantes». J’ai fermé les yeux, je voulais un tableau de Nantes que je ne connaisse pas. J’ai joué tout seul, à la clarinette basse.»

A Paris, dans son appartement, tout au bout du fil, Michel Portal se met à chanter. Longuement. La mélodie qui s’emballe, les chutes et les sillons. On dirait Picasso qui trace dans la caméra de Clouzot. Une ligne assurée et funambule.

Eclats d’enfant

«C’est comme quand Django Reinhardt improvise sur La Marseillaise. Ta-ta-ti-ta. Ne jamais se fier à ses repères qui deviennent vite des tics. Voilà pourquoi je suis un peu malade. Il est éreintant de ne pas se répéter.» Alors, il bouge. Il enregistre Astor Piazzolla avec Galliano, du funk concassé avec les musiciens de Prince, des versions de référence des concertos de Mozart pour clarinette. Il est un doute qui avance. Il se sent toujours sur la touche, mal-aimé, insuffisant, il ne supporte pas de s’écouter.

«Si vous faites un article, ne dites pas cela. Les gens n’auront pas envie de venir nous entendre. Je les ferais rire aussi, je leur jouerai «Y a d’la joie.» Ce qui le sauve, c’est cet humour. Il est né en 1935, il a encore des éclats d’enfant.

«De la musique avec un trio sans basse»

On lui demande de raconter ce voyage au Mozambique qui a donné son nom à l’un de ses plus beaux morceaux. «J’avais écouté un mec qui jouait d’une espèce de guitare faite en boîte de sardines. Il faisait un rythme. J’ai pris un carnet et je l’ai noté. Et puis un autre type est passé avec un vélo plein de sonnettes. J’ai noté aussi son truc. Tou-bi-bou. Aujourd’hui, je ne voyage plus.»

Portal s’excuse encore avant de raccrocher. «Je suis très bavard. J’ai très peur de tellement de choses qui m’échappent.» Il faut voir un jour Michel Portal sur une scène, ce scepticisme sensuel, cette colère rentrée; la musique n’est pas chez lui chose légère. Elle est une question sans réponse. «Ecoutez, dites-leur simplement que je fais de la musique avec un trio sans basse.» C’est fait.


Michel Portal avec Jeff Ballard et Kevin Hays: concert suivi d’une création de l’HEMU Jazz Orchestra avec Matthieu Michel et Nguyên Lê.

Samedi 4 novembre à 19h30, Casino de Montbenon, Lausanne, dans le cadre du Festival JazzOnze+.