Février 2019, Festival de Sanremo. Dans ce temple décati de la chanson italienne, là où Volare obtenait en 1958 le premier prix, un garçon en chemise noire et chaîne clinquante se tient les mains dans le dos. Le présentateur annonce que la chanson Soldi est victorieuse. Mahmood roule des yeux de dépit, presque de terreur, il lui faut une éternité pour sourire enfin, dans le déluge des trompettes qui hurlent et des confettis qui volent. Soldi, c’est lui. On lui fourre le trophée dans les mains – un lion doré qui gravit un palmier – il n’y croit toujours pas.

Quelques heures plus tard, au moment précis où le chanteur milanais de 26 ans commençait à se faire à son triomphe, Matteo Salvini se fend d’un tweet. Le ministre de l’Intérieur et vice-président du Conseil italien commente les résultats du concours, comme s’il s’agissait d’une élection volée: «#Mahmood… mais… La plus belle chanson italienne?!? J’avais choisi #Ultimo, qu’en dites-vous?? #Sanremo2019.» Tout est dans la ponctuation, la prise à partie du public mais aussi la défense du rival de Mahmood: Ultimo, un Romain dont le nom de baptême est Niccolò Moriconi.

Adieu au père

Le leader de la Lega joue l’Italie éternelle, la chanson de souche, contre cet enfant d’un père égyptien qui, dans son couplet, fait rimer Jackie Chan et ramadan. Pire encore: Mahmood a gagné grâce aux votes du jury contre le télévote du public qui a choisi, de peu, Ultimo. On rejoue la bataille, obsessionnelle en Italie, de l’élite contre le peuple. Mahmood, lui, refuse la polémique, fait mine de ne rien entendre à la politique: «Ce qui compte, c’est la musique.» En réalité, tout est déjà dans sa chanson.

Soldi raconte une enfance dans la banlieue milanaise, un paternel qui boit du champagne et fume la chicha pendant le jeûne, puis déserte le foyer familial. Le texte, scandé à la mitrailleuse, traite de trahison, de quête éperdue d’argent; il y a une phrase en arabe qui revient: «Waladi, waladi habibi ta’aleena», mon fils, mon fils, viens ici. Dans une structure musicale assez complexe, sur des rythmes qui doivent autant au hip-hop et au ragga qu’à la pop italienne classique, Mahmood fait un adieu au père poignant. Sa voix, très ouverte, nasale comme il faut, est pour quiconque un concentré d’italianité lyrique.

Bataille intérieure

Mahmood s’appelle en fait Alessandro Mahmood, il naît le 12 septembre 1992 et grandit dans la banlieue de Milan, quartier populeux de Gratosoglio, à côté des entrepôts Peugeot et BMW. Sa mère est originaire de Sardaigne, il y passe tous ses étés avec ses 11 ou 12 cousins à courir les plages. Il ne parle pas arabe mais comprend parfaitement le patois sarde. Sa mère raffole de Simon & Garfunkel, qu’elle chante en repassant – il reprendra plus tard The Sound of Silence pour lui faire plaisir. Mahmood se découvre une voix. Et il a de l’ambition.

Il écume les concours, les auditions. En 2012, il participe sans grand succès à l’édition italienne de X Factor, se fait éliminer après trois émissions et décide de retourner étudier la théorie musicale et le piano au conservatoire. Quatre ans plus tard, il participe à l’édition jeunes du Festival de Sanremo. C’est à cette époque que Paola Zukar, la papesse du hip-hop en Italie, manager de stars des musiques urbaines, le rencontre: «Je me souviens très bien de lui en 2016, à Sanremo, j’ai été happée par son charisme. Il avait quelque chose qui transcendait son langage pop. Une bataille intérieure.»

«100% iIalien»

Trois ans plus tard, Zukar le suit attentivement lors de sa deuxième tentative à Sanremo: «Entre-temps, il avait rencontré certains des meilleurs compositeurs italiens de leur génération: le producteur de trap milanais Charlie Charles et le maître de la pop Dardust.» Pour le texte que Mahmood a écrit sur Soldi, ils composent une petite fresque aux multiples attractions, un tube potentiel. «Franchement, pour des gens comme moi, pour l’Italie à laquelle j’appartiens, explique Paola Zukar, le concours de Sanremo n’avait plus beaucoup de sens. Il était vieillissant, le reflet d’une Italie traditionaliste qui ne veut pas changer. Mahmood a renversé la table.»

Le prix de Sanremo permet à son lauréat de représenter l’Italie au concours de l’Eurovision. En mai dernier, Mahmood se retrouve donc à Tel-Aviv, il poste une photo de lui recouvert de boue de la mer Morte, répond à mille interviews qui le renvoient aux origines de son père. «Je suis 100% Italien, répond immanquablement Mahmood. Vous connaissez sans doute mieux l’Egypte que moi, vous qui allez en vacances au bord de la mer Rouge.» Il ne se fâche jamais, répond avec politesse aux questions les plus incongrues sur le conflit palestinien, la religion (il est catholique) ou la migration.

Compteurs explosés

«Beaucoup ont voulu faire de Mahmood la fable d’une intégration réussie, explique Gea Scancarello, une journaliste et écrivaine milanaise. C’est la preuve d’un racisme inconscient en Italie: Mahmood n’est pas un migrant, il est le produit achevé de cette société.» Outre les questions identitaires que Mahmood soulève dans l’Italie de Salvini, il pose aussi celle de l’orientation sexuelle. Lors de la finale de l’Eurovision, sur les écrans géants derrière lui, Mahmood avait choisi de traduire deux phrases de sa chanson en anglais: «It hurts to be alive/When you lose your pride», cela fait mal d’être en vie quand on perd sa fierté.

En ayant toujours refusé les étiquettes réductrices, Mahmood est aussi une icône gay et l’usage du mot «pride» (en particulier dans le contexte très queer de l’Eurovision) ne laisse aucun doute sur son ouverture. Malgré cela, malgré les tweets de Salvini et les assignations identitaires, Mahmood a explosé les compteurs du Spotify italien, sa chanson dépasse les 100 millions d’écoutes, elle a terminé à la deuxième place de l’Eurovision. En ce moment, une nouvelle chanson du duo Charles/Dardust figure en tête des classements nationaux. Dans les rues de Naples, Mahmood y chante sa course éperdue. «Que la vie m’attrape!»


Mahmood, avant Rita Ora. Lu 8 juillet, 20h. Montreux Jazz Festival. www.montreuxjazz.com