«On n’était pas un label, on était des copains.» Ils donnent rendez-vous au Buffet de la Gare de Vevey, une institution où ceux qui ne boivent pas de blanc se sentent étrangers. D’un côté de la table, il y a Philippe Rocafort, la trentaine peignée: il aime la musique au point de pouvoir prendre l’avion juste pour retrouver un très vieux disque de funk latin dont plus personne ne se souvient – y compris son auteur. Rocafort a créé avec son cousin, deejay de Barcelone, le label Rocafort, microentreprise de rééditions vinyles qui s’inscrit dans la lame de fond mondiale des diggers, les chasseurs éperdus de musique oubliée.

Il y a quelques années, Rocafort est à Lausanne avec son pote DJ Format; comme d’habitude, ils décident de passer leur après-midi à fouiller les bacs d’un disquaire. Ils tombent ensemble sur un 33 tours absolument obscur de 1972, à la pochette orangée, aux odeurs psychédéliques: la chanteuse s’appelle Proud Mary et le label Evasion, dont le logo halluciné a été volé aux pages du magazine Elle. De l’autre côté de la table du Buffet de la Gare veveysan, face à un verre de blanc, François Vautier mâche un long bougonnement tandis que son ami Gaston Schaefer tente de se souvenir de cette Proud Mary qu’ils ont produite il y a presque 50 ans… dans un studio romand!

Rencontrer Les Faux Frères

C’est davantage que la rencontre de deux générations, de trois mélomanes, c’est une histoire vivante de la production musicale en Suisse romande. Lorsque Philippe Rocafort tombe sur les vinyles du label Evasion, il commence à en explorer les incunables: «Le label ne produit plus de disques depuis des décennies, mais François Vautier a eu l’idée géniale de tout numériser et de publier les 200 enregistrements d’Evasion sur YouTube. J’ai donc commencé à écumer ce catalogue.» Très rapidement, Rocafort comprend qu’il y a là une opportunité à saisir, presque une mission à accomplir, et l’importance dégingandée du label vaudois lui saute aux oreilles. 

Rocaford Records propose en exclusivité, aux lecteurs du «Temps», une écoute de la compilation «A Look Into The Evasion Disques Vaults 1970-1973»

Il décide donc de rencontrer les deux grigous retraités qui ne comprenaient pas bien au départ pourquoi un jeune Lausannois en voulait à leur histoire. En décembre 1967, Schaefer est un guitariste et chanteur vaudois qui a créé avec Jean-Pierre Skawronski le duo Les Faux Frères. Ils chantent du rock’n’roll, ils ont signé à Paris avec Barclay, qui veut les obliger à enregistrer des versions françaises de morceaux américains: «On voulait jouer nos propres chansons, alors sur un coup de tête on a décidé de créer notre propre maison qui, au départ, n’était destinée qu’à nous produire.»

Ils sont plusieurs dans l’affaire, mais, très vite, Schaefer se retrouve seul avec François Vautier, étudiant gauchiste et apprenti sociologue, qui trouve aussi une motivation politique d’indépendance dans le développement d’un label entièrement romand. Gaston est à l’artistique. François à l’administratif. Et, sitôt le premier disque sorti, les demandes affluent. «On n’était pas préparés du tout, se souvient Schaefer. On s’est dit qu’on n’allait pas faire de discrimination stylistique, on se demandait si on allait rentrer dans nos frais, c’était l’argument majeur.»

Variété et free jazz

Ils éditent par exemple Françoise Rime, une jeune Fribourgeoise au chapeau pointu qui chante pour les touristes américains au château de Gruyères; c’est son papa forestier qui lui a écrit «La farandole de la belle Luce», ils en écoulent plusieurs milliers d’exemplaires. Ils enregistrent José Barrense-Dias, Ricet Barrier, Henri Dès qui décide lui aussi de les rejoindre – Evasion comble un vide si patent que, après quelques mois d’existence, la maison semble déjà incontournable. Et quand un Genevois qui fait du bal décide en 1971 d’enregistrer chez eux son Concerto pour un été, qu’il en vend un million d’exemplaires surtout au Québec, alors la petite épicerie est contrainte de croître.

«Le disque d’Alain Morisod nous a en fait coûté un saladier. On a dû engager du monde, on est passé de sept à 20 employés, on devait trouver des distributions dans le monde entier. Ce n’était pas notre tasse de thé.» François Vautier raconte volontiers les dettes gigantesques qu’il n’a pas fini d’éponger depuis la décision d’arrêter les frais au début des années 1990. Il y a quelque chose, dans ce duo d’entrepreneurs malgré eux, de Pieds Nickelés de la pop, qui ont réalisé des coups énormes sans même le vouloir, capables de vendre 15 000 disques sur le seul marché romand et qui offraient à des musiciens fidèles, comme le bassiste Léon Francioli, l’opportunité de graver même leurs expérimentations de free jazz. Schaefer s’en souvient d’ailleurs avec précision: «C’était la pire séance de ma vie, une musique de cinglés que personne n’écoute, mais on était bien content de le faire.»

Philippe Rocafort est allé exhumer des productions Evasion, ce qui, dans son esprit amoureux du funk des années 1970, pouvait constituer une compilation adéquate pour son propre label. N’allez pas demander à Gaston Schaefer ou à François Vautier ce qu’ils pensent de ce choix: «Franchement, on n’y voit aucune cohérence.» Et pourtant, à l’écoute de A Look Into The Evasion Disques Vaults 1970-1973, dont la pochette a été réalisée par Laurent Pizzotti, le graphiste historique d’Evasion, tout est clair. Grâce à l’extraordinaire liberté d’esprit des propriétaires du label, qui relevait peut-être de l’inconscience, les enregistrements bizarres, les tentatives biscornues ont abondé dans ce label.

Mémoire locale

Ainsi, des morceaux de Pierre Cavalli, fils des propriétaires du magasin de guitares de Pépinet à Lausanne – «il avait épousé une magnifique Hawaïenne et il astiquait sa moustache», raconte Schaefer; il composait aussi pour la télévision, comme ce générique de Un soir chez Norris. avec Madeleine Robinson. Des grooves climatiques, de grosses boîtes à effets, le sentiment que l’époque autorisait tout et que rien n’a profondément vieilli dans ces bandes. Passent dans cette compilation les souvenirs de Valérie Lagrange, mais surtout de projets éphémères, de sessions organisées pour une publicité, comme le très électrique groupe Spot, qui n’a pas survécu à cette nuit-là.

Evasion est aussi une mémoire des musiciens locaux, des anonymes qui vivaient essentiellement du bal et du studio. Autour de cette table à Vevey, où l’on cause d’argent, de numérisation, de métamorphoses du marché et de la possibilité d’une identité romande à travers la musique, la rencontre entre les septuagénaires vaudois d’Evasion et le patron de Rocafort, qui édite 500 exemplaires en 33 tours de cette compilation, ressemble surtout à une leçon d’amour fou sur une terre de tempérance.

«A Look Into The Evasion Disques Vaults 1970-1973», Rocafort Records.


«Ce qui m'a frappé, c’est le grain des morceaux»

DJ Green Giant a réalisé un mix des morceaux de la compilation du label Evasion. L’artisan des soirées Downtown Boogie ne connaissait pratiquement par le label romand: «J’avais déjà vu ce logo sur quelques disques sans vraiment me rendre compte que c’était un label de ma région. C’est seulement lorsque Philippe Rocafort m’a contacté pour ce mix que je me suis rendu compte de la réelle valeur de ce patrimoine. Ce qui m’a directement frappé, c’est le grain des morceaux sélectionnés. Pour moi, cela met clairement en lumière le fait que, dans les années 1970, même les groupes qui faisaient du folk ou de la variété en France et en Suisse étaient influencés par la musique noire américaine ou la musique anglaise.»

En écoute, le mix de DJ Green Giant.