Musique
La chanteuse kényane Muthoni travaille en terres romandes sur un album annoncé pour avril, et dont «Le Temps» vous propose en exclusivité la bande-annonce. Immersion en studio avec un trio qui dresse des ponts entre les cultures et les genres

«22h30. On vient de poser les dernières voix du prochain album de Muthoni Drummer Queen! Maintenant: dormir beaucoup + voir la lumière du jour beaucoup. Sortie en avril 2017!!» Fin de partie à Neuchâtel. Dans ce studio de béton qui est une crypte au fond d’un parking traînent encore des restes de curry à la noix de coco, des biscuits trop sucrés, les mémoires de nuits sans sommeil, quelques rythmes de synthèse et des voix imparables. L’un des deux producteurs, Grégoire, vient de poster cet ultime message sur les réseaux sociaux. Muthoni, la chanteuse, a crié encore une fois: «Putain!» C’est un des rares mots qu’elle prononce en français. Elle va bientôt retourner chez elle, très loin de là, à Nairobi, capitale du Kenya. Et elle ne s’en remet pas.
On a suivi l’enregistrement de ce disque pour une seule raison. La gifle décisive qu’on a reçue l’été dernier à Estivale, le festival open air d’Estavayer-le-Lac. Alors qu’on attendait le retour de Lauryn Hill a débarqué sur une petite scène de périphérie cette chanteuse, rappeuse, danseuse et tambourineuse kényane, entourée de deux cerbères masqués qui tournaient des boutons, d’un batteur de vitesse, de danseuses éclatées, des projections, de fumées et d’audace. Muthoni sidérait par sa grâce, sa faconde de petite terreur africaine, ses danses dont on ne savait bien si elles étaient nées dans le Bronx ou sur le tropique du Capricorne. Muthoni Drummer Queen est une bombe de soul tellurique, d’électronique sudiste et de manifeste hip-hop. Et donc, les deux artisans qui fabriquent sa musique, ses deux beatmakers, sont Romands. Alors, on y retourne.
Costumes de scène
Fin de matinée glaciale, à Neuchâtel, studio de Hook. Hook s’appelle Jean. Il est Neuchâtelois, il a 30 ans. On le connaît notamment pour son autre groupe Murmures Barbares. Il est drôle, Hook. Comme Grégoire (GR!, son pseudo), il ne veut pas montrer sa tête au photographe: «En fait, on aimerait que ce soit Muthoni seulement qui soit la vitrine du projet. Alors on met des masques.» Les masques, ce sont de vagues formes de plastique noir, peintes de deux bandes parallèles blanches. Dès qu’ils enfilent leur costume de scène, avec des pulls à capuches noires, ils se métamorphosent. Muthoni, c’est aussi du visuel. D’ailleurs, l’autre jour, ils sont allés filmer un clip sur le lac de Joux gelé. Hook: «Elle a enfilé le manteau de fourrure de ma grand-mère et une chapka. On aimerait faire au moins quatre ou cinq clips pour l’album. On sait bien qu’il faut alimenter en permanence les réseaux sociaux d’images neuves.»
Dès que les deux producteurs parlent en français, Muthoni s’enfonce dans son téléphone portable, elle converse avec ses amis sous l’équateur. «La première fois qu’on a discuté, c’était un peu Lost in Translation», raconte-t-elle. «Greg parlait à peine l’anglais. On s’est rencontré par Skype et on se regardait avec des yeux grands ouverts sans bien savoir quoi se dire.» C’est un ami commun, DJ et banquier mondialisé installé à Nairobi, qui met en relation ces deux mondes. Il connaît Grégoire, jeune quadra lausannois qui a déjà produit des morceaux pour IAM ou Stress, et il se dit que Muthoni pourrait stimuler son étonnant sens du son et celui de son presque jumeau, Hook. Muthoni, au Kenya, est déjà quelqu’un. Elle tourne dans des émissions télé, produit ses clips, organise des festivals dans plusieurs pays d’Afrique orientale. Petite tornade d’entrepreneuse culturelle, elle rencontre ces deux taiseux rigolards, Romands jusqu’au bout de la timidité: une catastrophe annoncée.
Entre soul Motown et rap d’Atlanta
Hook: «On s’est parlé en juin 2013 et, quelques mois plus tard, elle débarquait en Suisse. C’était comme une blind date. On était censé enregistrer des morceaux et on ne savait pas par où commencer. C’étaient de longs silences embarrassants.» Il y a des malentendus. Ils veulent absolument mettre de l’ethnique dans leur gros son hip-hop parce qu’elle est Kényane: «Il faut bien le dire, on est parti de nos stéréotypes.» De temps à autre, au bord de l’effondrement, Muthoni se calfeutre en position du lotus dans la cabine d’enregistrement: «J’avais besoin de me retrouver, on vivait les uns sur les autres, ils parlaient tout le temps une langue que je ne comprenais pas. Je méditais. Ils ont dû me prendre pour une vieille prêtresse vaudoue ou une folle!» Et pourtant, l’affaire prend. En quelques jours, ils enregistrent sept morceaux à la suite. De petits bijoux baroques, qui prennent autant à la nostalgie Motown qu’au flamboiement du rap d’Atlanta. Greg: «Nous sommes chacun sortis de notre zone de confort. On a inventé un territoire commun.»
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Après-midi de janvier finissant. Dans un très beau studio souterrain de Lausanne, le Royal. Il y a là des machines analogiques qui semblent sorties droit de Dr. Folamour. Le trio a investi dans une journée de prises de voix à l’extérieur de leur bunker neuchâtelois. Muthoni est cachée dans sa cabine, face à un gros microphone qui lui mange l’essentiel du visage. Elle y passe plusieurs heures sans bouger: «I don’t need no break, j’ai pas besoin de pause.» Elle enchaîne les voix principales et les dizaines de pistes fantômes, de chœurs arrangés par Hook en direct. Ceux qui pensent que la pop, les musiques actuelles sont des cultures de paresse devraient s’inviter dans une session de studio. Chaque morceau du prochain album de Muthoni est une aventure de fourvoiements multiples, de fausses routes, de reprises en main; chaque morceau, sur l’écran, est une pyramide aux innombrables étages. Tel bruit minuscule que personne n’entendra jamais mais qu’il faut enregistrer douze fois. Tel solo de guitare qu’on doit remixer dans dix positions différentes. Tel sample qui ne semble là que pour ajouter dans le tréfonds de la chanson une ombre invisible.
Comme un camp de survie
Hook et GR! sont des alchimistes, ils se complètent dans un silence d’ingénierie, avec quelques phrases clés que personne d’autre qu’eux ne comprend: «On est un peu les Mitch Buchannon de la prise de voix – oui, c’est «Alerte à Malibitch.» Ou encore: «Le refrain, là, il sent un peu le feu de camp.» Quand le frère de Grégoire, DJ Green Giant, passe en studio, la conversation devient plus cabalistique encore. Ils viennent tous du hip-hop, d’un univers où il s’agit moins de note que de texture, où la musique est juste parce qu’elle intègre tel son inattendu à tel moment requis. En cette matière, ils sont experts. «Mais franchement, explique Grégoire, ce qu’on cherche, c’est la magie. Je me souviens lors de nos premières sessions avec Muthoni, sur les morceaux «Get Up» ou «This One» par exemple, que nous étions vissés sur notre chaise. On ne pouvait plus bouger en entendant sa voix. J’ai fait de l’apnée jusqu’à la fin de la prise. Muthoni est capable de ça.»
Beaucoup s’en sont vite aperçus. Après quelques mois d’existence, le projet Muthoni Drummer Queen – qui doit son nom aux peaux que la chanteuse frappe en concert – a remporté un prix au festival M4Music, des morceaux de leur premier mini-album se sont retrouvés en diffusion sur Couleur 3 et ils ont joué dans plusieurs festivals, dont Paléo. Mais là, ils enregistrent leur premier vrai disque. Muthoni, en plein hiver, s’installe à Neuchâtel. On dirait un camp de survie, surtout quand les plombs flambent et qu’il faut choisir entre le chauffage et la table de mixage. «Je ne sais pas comment notre histoire va tourner», murmure Muthoni, dont la veste est de camouflage, «mais on a créé un pont entre des coins dont on pouvait croire qu’ils n’avaient rien à voir». Pas le temps de s’émouvoir. Il y a encore dix pistes à enregistrer avant demain.
Muthoni Drummer Queen en concert dans le cadre de M4Music: Moods, Zurich, le 1er avril. www.m4music.ch
La musique en temps de crise
Comment se payer un disque quand on en vend plus? Petite leçon d’économie par Muthoni
A voir la foule dense devant leur concert de 2015 au Paléo Festival, à voir la multiplication de leurs clips en ligne, les prix engrangés et les passages radio, on aurait pu penser que le premier album de Muthoni se financerait pratiquement tout seul. GR! et Hook, les deux producteurs de Muthoni, ont chacun un boulot alimentaire qui leur permet d’investir dans leurs projets musicaux. «On a obtenu quelques subventions pour notre mini-album il y a deux ans, explique Hook. On s’était dit naïvement que cela serait plus facile après avoir obtenu un peu de reconnaissance du milieu.» Via différentes institutions, ils ont finalement récolté moins de 10 000 francs. Alors que, pour l’heure, ils en ont dépensé plus de 30 000.
Avec l’effondrement de l’industrie du disque depuis le début des années 2000, rares sont les labels qui peuvent se permettre d’investir de l’argent dans une production. A quoi bon alors continuer d’enregistrer des albums? Selon Carine Zuber, directrice du club Moods à Zurich et ancien membre du conseil de fondation de Pro Helvetia, «le paradoxe, c’est que certains journalistes et programmateurs de concerts continuent d’avoir besoin du disque. Et cela peut coûter cher. Il y a vingt ans, les musiques actuelles n’étaient absolument pas subventionnées. Cela évolue. Mais il est clair que les institutions réagissent assez lentement aux métamorphoses profondes de l’industrie musicale et l’Etat ne peut sans doute pas pallier la chute des labels.»
Economie chamboulée
Le projet Muthoni Drummer Queen est donc une micro-entreprise où chaque sou est compté. «On veut donner un vrai spectacle sur scène, alors on joue à dix, avec des choristes. On pense aussi qu’on doit être plus actif sur le Net, alors on prévoit un budget pour les vidéos. Tout cela creuse encore notre déficit!» Pour Grégoire, l’odyssée Muthoni est une succession de dilemmes et de questions stratégiques. Le trio, à ses tout débuts, est allé voir le patron de la Fondation romande pour la chanson et les musiques actuelles (FCMA) qui aide les artistes à se développer. Selon Marc Ridet, «il existe des solutions, mais il faut être capable de se mettre en réseau, il ne suffit plus d’être artiste, il faut être entrepreneur. Dans le cas de Muthoni, le projet est excellent, mais difficile de financer un album quand le membre principal vit si loin. Tout devient extrêmement cher.»
La leçon principale dans cette économie chamboulée, c’est qu’il ne semble plus y avoir de chemin tracé. Entre le jeune rappeur français comme MHD qui se filme avec son téléphone portable et récolte des millions de vues sur Internet et le groupe de rock qui choisit le crowdfunding pour lever des fonds sur son projet, la création dans les musiques actuelles est plus que jamais la terre de la débrouille et du bricolage. C’est le cas pour Kassette, musicienne fribourgeoise de rock indé qui a sorti quatre albums en presque dix ans: «Il faut toucher à tout, au crowdfunding, aux demandes de subventions. J’ai décidé aussi de multiplier les projets, ce qui me permet de ne pas connaître de temps mort. Mais je réduis surtout mes besoins matériels au minimum. Et cela, cette précarité, au fil du temps, peut te fatiguer. Ce qui m’énerve le plus, c’est ce mythe de l’artiste qui ne crée que dans la misère.»
Appétit immense
Chez les acteurs du projet Muthoni Drummer Queen, comme chez Kassette, on ressent un appétit immense de musique, de création et de public. On voit bien, dans ces studios minuscules, derrière ces murs humides, qu’il y a des compétences extrêmement singulières à l’œuvre et de belles histoires à entendre. Le nouvel album de Muthoni sortira à la fin d’avril. Chacune de ses chansons dresse le portrait d’une femme qui lutte. «Tant qu’on a la force, on continue», dit Muthoni, l’air de n’avoir plus rien à perdre.