Ornette Coleman, libre enfin
musique
Il avait 85 ans, inventeur du free jazz et d’une mystique du chahut, le saxophoniste texan est mort à New York

La porte de l’ascenseur s’ouvre directement sur son loft. Un portrait démesuré de Geronimo, quelques toiles d’abstraction lyrique, une statue de guerrier yoruba, un saxophone de plastique, un autre d’ivoire et sa voix, une voix comme coupée menu, volée à l’estomac ; une voix qui répond exactement à la plainte animale de son alto. Ornette Coleman est mort jeudi à Manhattan, dans ces rues qu’il avait conquises presque soixante ans plus tôt. Ornette avait 85 ans et même si beaucoup ne connaissent pas encore son nom. Il est de ceux qui, en première ligne, ont défini l’Amérique d’aujourd’hui.
Il ne fallait pas s’attendre, quand vous le rencontriez, à la moindre explication. Il croisait ses jambes, sous une chemise d’escogriffe à paillettes et un chapeau de cuir noir, il laissait sa pensée déambuler dans des labyrinthes dont il dessinait les plans à mesure. L’expérience de la parole, chez les inventeurs du free jazz, dit toujours beaucoup de leur musique. Cecil Taylor est un hâbleur tragique qui saisit une image de son enfance comme un fauve et ne la lâche plus tant qu’elle s’agite encore. Charlie Haden, lui, prenait son air pincé de protestant sudiste pour vendre Che Guevara et les kalachnikovs dans les champs de libération.
Ornette, lui, ne racontait presque pas sa vie. Il saisissait les fantômes de mémoire qui le traversaient et les oubliait aussitôt après leur avoir fait leur petite affaire. Comme cette naissance au Texas, Fort Worth, 19 mars 1930, sa mère qui n’a pas les moyens, le racisme ordinaire, l’hésitation entre le saxophone ténor et l’alto. Un soir, il est adolescent, il est viré de son groupe de cirque parce qu’il joue be-bop, comme son héros Charlie Parker. Un autre soir, des sheriffs du Mississippi l’embarquent parce qu’il a refusé de s’arrêter de jouer. Un soir encore, à Bâton Rouge, en Louisiane, des blancs-becs rougeauds le tabassent et jettent son ténor dans le ravin. Il jouera de l’alto, donc.
Il vous raconte cela d’un trait, comme on siffle un alcool de contrebande. La violence, la haine contre cette voix qui n’est jamais celle du Nègre-sourire, la façon dont, sur plus de sept décennies de carrière, il a toujours senti le malentendu. Après un passage décisif à Los Angeles, où il rencontre ses frères d’exil intérieur (le bassiste Charlie Haden, le trompettiste Don Cherry, les batteurs Ed Blackwell et Billy Higgins, tous morts désormais), Ornette rejoint New York. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la ville ne l’attend pas. Il faut voir les dessins que les caricaturistes lui consacrent. Un monsieur dit à une dame : « J’ai beaucoup aimé la chanson qu’Ornette Coleman a joué ce soir.» La bonne blague. Coleman est taxé d’imposteur, il ne saurait pas jouer. Au mieux, il ne suscite pas l’ennui mais la colère.
Seul le club Five Spot, à l’automne 1959, est un havre. Il faut imaginer le havre : 20 mètres carrés de bouge humide, avec de la sciure à terre pour éponger les dégueulis. Mais Leonard Bernstein, Nesuhi et Ahmet Ertegun, ses producteurs d’Altantic, Allen Ginsberg, tous se précipitent pour entendre cette voix qui n’a d’équivalent qu’elle-même. Et encore, pas à chaque fois. Le free jazz d’Ornette Coleman (une formule qu’il utilise en 1960 pour titrer un album où deux quartettes improvisent en simultané, comme s’il s’agissait d’un duel de western) n’est pas, comme on l’a dit souvent, la mise à sac du jazz.
On décrit le genre comme un meurtre des pères, de l’harmonie, de la mélodie et du rythme, un meurtre de Charlie Parker, la figure tutélaire dont on ne saurait sortir que par le terrorisme. C’est absurde. Il faut rencontrer les inventeurs du genre, les iconoclastes en chef pour saisir que tout ici est affaire de filiation et de révérence. Cecil Taylor est obsédé par Billie Holiday. Le tromboniste Roswell Rudd a débuté sa carrière en jouant du dixieland. Albert Ayler ne jurait que par les fanfares marchantes de La Nouvelle-Orléans. Et Ornette Coleman, lui, Texan à jamais, était encore aspiré par ses souvenirs de R&B, le groupe de Pee Wee Crayton, le blues des bayous, des déserts et de la rocaille. Il suffit d’entendre l’une de ses premières compositions, dans l’album « The Shape of Jazz to Come » en 1959, pour saisir que, avant tout, Coleman avait la mélancolie acide d’un chant du Delta.
C’est un tube, « Lonely Woman ». La batterie de Higgins, cymbales en lévitation, on dirait une course-poursuite où chacun se traque soi-même. La basse de Charlie Haden, une espèce de ballet lancinant dans le fond du son. Et la mélodie. Don Cherry et Ornette Coleman. Ce sont des siamois d’une autre mère. Ils tracent ensemble, trompette et saxophone alto, la silhouette du désespoir. Ornette dit que cette « Lonely Woman » est née d’une femme qui pleurait sur un banc public dans l’East Village. Ornette ne décrit pas la solitude. Il la sculpte dans l’air dense. Et son jazz, quelque forme qu’il prenne, est un voyage au cœur de la matière, une entreprise sensuelle et scientifique, où les notes que l’on évite valent mieux que celles que l’on joue.
Ce sont les années 1960. Ornette est pris par le mouvement, les droits civiques, il baptise ses albums : « Something Else !!!! », avec quatre points d’exclamation, « Change of the Century », la révolution en marche. Tandis que, à Detroit, on formate dans les studios de la Motown les hymnes pop d’une nouvelle négritude, Coleman cherche ailleurs une vérité politique. En 1971, il baptise ses disques « Broken Shadows », les ombres brisées, « Science Fiction », il invente une méthode de composition que lui seul comprend, l’harmolodie, il enregistre avec orchestre symphonique, avec basse électrique, avec Yoko Ono et Lou Reed qui le considèrent comme l’artiste le plus rock’n’roll de son temps. Ornette laisse dire. Il raffole des vestes d’un bleu électrique.
Sur la pochette de « Skies of America », Ornette Coleman avait voulu ces nuées de colombes qui dévoraient le drapeau américain. A la fin, il obtenait tout : le Pulitzer, un Grammy Award pour l’ensemble de son œuvre, il ne comptait plus ses doctorats honoris causa ; en réalité, il cachait les trophées, son loft de Manhattan n’était dédié qu’à l’art. Ornette Coleman était consacré. On ne l’écoutait sans doute pas davantage que dans les années 1960, mais personne ne se serait plus permis de lui arracher son saxophone pour l’envoyer voler au bas d’une colline. Il conservait malgré cela des doutes viscéraux sur son pays, sur la place des Afro-Américains aux Etats-Unis.
Il créait une musique qui ne servirait jamais à faire danser les Blancs. Une musique que rien ne viendrait digérer. Un souffle d’insoumission.