En exil, le compositeur se fait construire une maison sublime sur les rives du lac de Lucerne. Il y retrouve l’inspiration, après des années de chagrin. La demeure suscite aujourd’hui de nouvelles passions

Son souffle se dénoue. Comme si, après tant d’années d’apnée, les sommets avoisinants, les irisations du lac et la verdure ondoyante des lieux l’autorisaient enfin à respirer librement. Sergueï Vassilievitch Rachmaninov pose ses valises. En cet automne 1930, il s’installe dans la résidence d’été dont il rêvait. Les travaux sont finis. Les plantations sont prometteuses et l’air est doux. Le compositeur va pouvoir panser, à 57 ans, les blessures de son exil douloureux, après la révolution russe de 1917. Et apaiser la mélancolie qui le hante depuis treize ans. Lorsqu’il a cessé de composer, sa créativité figée en plein vol. Epuisé de sillonner le monde, de concert en concert, comme soliste et aussi chef d’orchestre, Sergueï Rachmaninov se sent prêt à reprendre la plume, dans cette région magnifique découverte pendant son voyage de noces avec Natalia, en 1902.

La villa de Rachmaninov à Lucerne // Keystone

Ici, il le sait, il saura se ressourcer et s’enraciner, entre le jardinage qu’il adore et sa famille qu’il chérit. Là, il sera heureux. S’occupera avec tendresse de ses petits-enfants Sophie et Alexandre. Recevra ses chers amis. Avec le pianiste Vladimir Horowitz, le plus fidèle, il reprendra ses discussions musicales et ses échanges pianistiques, entre quelques promenades dans le parc. Fatigué de la vie mondaine et des déplacements incessants, il pourra cultiver l’intimité et se concentrer sur l’écriture qui reviendra peu à peu. Il le sait. Le domaine s’appellera Senar, de SE(rgueï) et NA(talia), R(achmaninov).

La passion des bolides

Au moment où le couple ouvre les portes de son nid d’été, construit sur un terrain que des amis lucernois leur avaient indiqué être en vente deux ans plus tôt, Rachmaninov inaugure la période la plus douce de sa vie. Dix années d’harmonie. Autant de saisons chaudes lors desquelles il donne naissance à la Rhapsodie sur un thème de Paganini (1934) et à son avant-dernier ouvrage, la 3e Symphonie (1936). L’ultime composition, les Danses symphoniques, est conçue en 1939 aux Etats-Unis, où il meurt d’un cancer du poumon quatre ans plus tard à 70 ans.

Aujourd’hui, Senar est silencieuse. Le piano s’est tu, les cris d’enfants, envolés. Deux ans après le décès du petit-fils Alexandre, ses quatre enfants et sa veuve négocient l’héritage dans le souci de conserver et de mettre en valeur ce domaine à haute valeur patrimoniale (lire ci-contre). La belle maison blanche, adossée aux rives du lac, se cherche une nouvelle vie.

La construction de style ­Bauhaus, que le musicien commanda aux architectes lucernois Alfred Möri et Karl-Friedrich Krebs, se cache derrière une imposante muraille de verdure et une large barrière opaque en bois. Depuis que Sergueï Rachmaninov s’est trouvé retenu par la guerre aux Etats-Unis en 1939, sans pouvoir revenir à Senar avant sa mort en 1943, rien n’a changé. A part la végétation, qui s’est majestueusement développée.

Aucune indication particulière à l’entrée. Il faut s’approcher très près pour découvrir, sur la boîte aux lettres à gauche du portail, le fameux patronyme. Rachmaninov, Natalia. La veuve du petit-fils porte le même prénom que l’épouse de l’illustre musicien. Un hasard étonnant. Présidente de la fondation vouée au prestigieux aïeul, la maîtresse des lieux veille sur la maison, devenue le siège de l’organisme créé en 1999 par son mari. Sa voix à l’accent chantant répond doucement dans l’interphone. Quand les vantaux s’ouvrent enfin, une petite femme brune apparaît en robe noire, longue. Un lourd collier afghan entoure son cou diaphane. «Bienvenue à Senar.»

Le parc, tondu au millimètre sous de majestueuses frondaisons, s’étend sur 5 hectares. «Il y avait 15 variétés de rose différentes. Chaque année, les 15 000 fleurs des massifs étaient plantées le 15 mai. Pourquoi 15? Je ne sais pas… Mais au fil du temps, l’entretien est devenu de plus en plus lourd. Depuis la mort de mon mari, tout a été enlevé.» Plus de trace de la fameuse rose noire imaginée par le compositeur, qui, non content de créer des œuvres majeures, est le pianiste exceptionnel (ses mains immenses, sa virtuosité incroyable…) et le chef d’orchestre réputé que l’on connaît.

Dans la vie quotidienne, le père attentionné d’Irina et de Tatiana est aussi passionné de voitures et de mécanique. «Qui se rappelle qu’il a financé le projet du premier hélicoptère, conçu par Igor Sikorski?» rappelle la belle-petite-fille. Entre ses bolides de grandes marques, ses outils de jardinage et ses partitions, l’exilé accède à Senar à un équilibre affectif et une certaine joie de vivre. On sait le tempérament du musicien souvent sombre et mélancolique.

Son enfance est en effet marquée par un père qui a perdu au jeu la fortune de sa femme. Leur séparation, après des années tumultueuses et désargentées, perturbe l’enfant. Le jeune homme perd sa sœur à l’âge de 19 ans. Puis il sombre dans une profonde dépression à l’échec de la création de sa 1re Symphonie, alors qu’il a 22 ans. Il n’en sortira que trois ans plus tard, après les traitements du médecin neurologue et hypnotiseur Nicolas Dahl, son sauveur. Quant à son exil de Russie en 1917, suite à la révolution d’Octobre, Sergueï Rachmaninov ne s’en remet jamais. La nostalgie de son pays le poursuit toute sa vie.

Le déraciné retrouve près de Lucerne la quiétude de son enfance à Ivanovka, près de Moscou. Rachmaninov choisit d’ailleurs les essences des arbres de sa villa d’Hertenstein en fonction des souvenirs de la maison familiale. Il renoue, dans ce havre de paix, avec une inspiration tarie par l’arrachement. De son bureau, ou de la table en pierre aux bancs rouges nichée dans une pente dominant le lac, sa créativité se vivifie à la beauté de la vue lacustre.

Des doigts interminables

La gardienne de la mémoire farouchement conservée, et transmise par son époux, invite à visiter la maison. Mais à la russe: une collation attend les visiteurs. «Vous voyez ces poires? C’est la première récolte d’un nouvel arbre que j’ai planté. Il n’y avait pas de fruitiers. Je trouvais que c’était dommage.» Assiettes en porcelaine, napperons brodés, couverts en argent, verrerie de cristal, coussins brodés… Tout porte les initiales qui ornent la porte d’entrée: SR.

Chaque meuble, livre, partition, horloge («Une Gübelin»), robinet ou tapis, est resté intact, à sa place. Dos aux baies vitrées donnant sur le jardin, le Steinway de concert du maître, plus grand que la norme, les cordes torsadées d’argent, trône dans la position où il y jouait. Pour mieux se concentrer, sans doute, et laisser la lumière éclairer les partitions et le clavier. Le son est clair, rond, léger, les basses puissantes, l’attaque résistante, un rien lourde. On imagine les doigts interminables du pianiste sur les touches, et on entend le grave Prélude en do dièse mineur ou le début si chantant du 1er Concerto pour piano

Natalia sort des lettres, commente les photographies de famille, amis et artistes disposées sur la bibliothèque ou accrochées au mur (Chaliapine, Tchaïkovski, Edison…). Elle déplie un luxueux costume en laine beige dont le gilet, la casquette, la veste et le pantalon court sont ceux d’un dandy, géant. «1 mètre 93… Il aimait la vitesse à la folie. Quand il conduisait, il allait jusqu’aux limites de ses voitures. Il revenait en sueur. Regardez, on en voit encore les traces!»

Intarissable, Natalia rappelle la vocation des lieux. «Conserver et réunir les archives de Sergueï Vassilievitch Rachmaninov, rénover la villa et en faire un musée où concerts, festival, master classes, concours ou enregistrements doivent pouvoir trouver leur place. Pour le patrimoine musical de la Suisse, de la Russie, mais aussi du monde.»