La passion pour les «Passions» de Jean-Sébastien Bach
Pâques
Leurs adeptes les appellent la «Saint Jean» ou la »Saint Matthieu». Monuments de la musique occidentale, les deux «Passions» de Jean-Sébastien Bach battent l’estrade en période pascale. Une ferveur contagieuse, qui a convaincu une équipe romande de composer une Passion «féministe», qui sera créée la semaine prochaine

C’est l’une des expériences les plus poignantes dans la vie d’un mélomane: découvrir le chœur d’ouverture de la Passion selon saint Matthieu ou celui de la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach. Ces houles portées par des mélodies d’une gravité sublime, d’une ferveur éperdue, cette musique ascensionnelle qui semble fendre le ciel pour en faire tomber la lumière divine.
Celle de saint Matthieu, celle de saint Jean: deux Passions, deux monuments qui ont pour caractéristique de susciter des formes singulières d’adoration parmi les musiciens qu’ils ont frappés comme la foi a renversé saint Paul. Pour en parler, ils disent la Saint Jean et la Saint Matthieu, en signe de familiarité respectueuse. Charles Barbier est de ceux-là. Il a dirigé fin mars la Saint Jean avec l’Ensemble vocal de Saint-Maurice, tout en y chantant l’Evangéliste. «Cette Passion, c’est toute ma vie. Je l’ai chantée dans un chœur d’enfants à l’âge de 9 ans. Un choc. J’ai décidé d’y consacrer mon existence. Je l’ai chantée, je l’ai dirigée. Voilà trente ans que je la fais».
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Stephan MacLeod, qui dirige à Genève l’ensemble Gli Angeli, a lui aussi baigné dans les deux Passions un nombre incalculable de fois. «Je dirige beaucoup aux Pays-Bas où la Passion selon saint Matthieu est presque un hymne national. Je l’ai chantée 120 fois et dirigée plus de 25 fois. En période pascale, aux Pays-Bas, on compte jusqu’à 200 concerts de la Saint Matthieu!»
Un public romand en communion
La Suisse romande n’est pas la Hollande, plus imprégnée de tradition luthérienne, mais la vague n’en est pas moins impressionnante. Trois Saint Jean par MacLeod fin mars, suivies par un enregistrement qui sera publié l’an prochain, à la suite d’une magnifique Saint Matthieu parue pendant le confinement (chez Claves). Deux Saint Jean dirigées par Julien Laloux et le chœur de la HEP avec l’Ensemble Arabesque, à Compesières et Vevey (en ce Vendredi-Saint). La Saint Jean dirigée par Charles Barbier, dont le succès dans la basilique de Saint-Maurice a été tel qu’une tournée est envisagée l’an prochain. Le mois dernier, c’est Bernard Héritier, le fondateur du Chœur Novantiqua, qui choisissait la Saint Matthieu, à la cathédrale de Sion, pour prendre congé de son ensemble après l’avoir dirigé pendant quarante ans.
Un autre musicien a connu l’illumination de la Saint Jean. Stéphane Pecorini dit en être «fou» depuis l’âge de 16 ans, depuis un concert qu’en avait donné Michel Corboz, le fondateur de l’Ensemble vocal de Lausanne. Et le chef genevois s’apprête aujourd’hui à diriger une Passion complètement revisitée par l’auteur de la Fête des Vignerons, Stéphane Blok, et par le compositeur Théo Schmitt. L’œuvre s’intitule La Passion: amours infinies et infinies amours. Elle sera créée à la cathédrale de Lausanne le 22 avril, puis redonnée à Genève, au Sentier et à Saint-Maurice.
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Particularité: le calvaire est ici vécu par les femmes. «On veut raconter ce que sa mère et son amoureuse, Marie et Marie-Madeleine, ont dû vivre dans ces moments si douloureux. Le nom de Jésus n’est pas prononcé. C’est l’histoire universelle d’un homme condamné alors qu’il porte un message d’amour. En première partie, on suit le chemin de C roix, du Jardin des Oliviers à la mise au tombeau, sans chœur. Celui-ci, composé de 100 chanteuses, intervient après la crucifixion: il incarne toute la lumière, tout l’espoir de la reconstruction après la perte.»
C’est à la Fête des Vignerons que le projet est né. Pour en écrire le texte, Blok est retourné voir le pasteur de son adolescence. Pecorini, qui dirige des harmonies et enseigne la direction d’orchestre au Conservatoire de Lausanne, a voulu que cette œuvre magnifie les instruments à vent: ils seront une cinquantaine à composer l’orchestre. «Mais ne croyez pas que l’harmonie soit cantonnée aux fanfares, prévient le chef. Les cuivres et les vents sont capables de beaucoup de douceur et de subtilité!»
Cette liberté avec le texte liturgique ne choque plus les autorités religieuses d’aujourd’hui, trop heureuses d’ouvrir les portes de leurs cathédrales à une initiative susceptible de revivifier le message du sacrifice du Christ. La Secrétairerie d’Etat du pape a même adressé une lettre de soutien à l’opération.
Evènement musical
Les choses furent plus difficiles pour Jean-Sébastien Bach, à Leipzig, en 1724, lorsqu’il créa la Saint Jean en guise d’examen d’admission au poste de Kantor à l’église Saint-Thomas. L’ouvrage fit sur la communauté l’effet d’une bombe dont il est difficile de mesurer aujourd’hui l’impact. A l’époque, la Passion représente l’événement musical de l’année. Elle mobilise chœur, solistes, orchestre, et marque les moments culminants de la Semaine sainte. Elle doit certes être grandiose, mais respecter les canons de la musique sacrée. Or, Bach y manifeste un génie théâtral qui, aux oreilles d’alors, paraît révolutionnaire.
Bien sûr, il respecte la forme: un Evangéliste, chanté par un ténor, pour la narration de la Passion, des solistes pour incarner les principaux protagonistes, à commencer par Jésus, et un chœur qui chante à la fois les réactions de la foule, des grandes apostrophes liturgiques et les chorals, que la communauté chante avec les musiciens. Mais avec Bach, le drame devient récit palpitant, urgence émotionnelle. «Il choque son époque par son extraordinaire figuralisme musical, explique Charles Barbier. Bach traduit en musique un tremblement de terre aussi bien que les gestes du martyre infligé à Jésus. Il va au bout des symboles qu’il désire exprimer».
Cinq Passions
Bach ne composa pas deux mais cinq Passions. Il ne reste que de maigres traces de la Saint Marc et de la Saint Luc, et on ignore tout de la cinquième. Il les dirigea, les remania toute sa vie, jusqu’à sa mort en 1750. Après quoi elles tombèrent dans l’oubli. Il fallut Felix Mendelssohn, cent ans après leur création, pour ressusciter la Saint Matthieu, réduite d’un tiers et accompagnée au piano!
Longtemps, cette Passion, composée trois ans après la Saint Jean, eut les faveurs des interprètes. Plus contemplative, plus longue aussi (3 heures), composée pour un chœur et un orchestre dédoublé pour jouer du haut des deux tribunes de l’église Saint-Thomas, elle inspira les grands chefs allemands qui, au XXe siècle, en délivrèrent des versions inspirées du style romantique, avec des chœurs et des orchestres massifs. Ce fut le règne des Karajan, Klemperer, Richter.
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Dans les années 1970, pourtant, le regard change, notamment avec Michel Corboz qui réduit la masse chorale et instrumentale, allège les textures, vivifie l’expression dramatique. Il sera bientôt suivi par les «baroqueux» qui retourneront aux instruments et aux sources de l’interprétation d’époque, marquée par une rhétorique vigoureuse, garante de l’élan mystique et de la vérité prophétique des deux ouvrages. Du coup, la Saint Jean, Passion des sentiments exacerbés, a regagné des couleurs, bien qu’elle soit plus difficile pour les exécutants, foi de Stephan MacLeod.
Exécutions mémorables
D’esprit contemporain, aussi, est la tentation d’aller au bout de la logique dramatique des Passions par des formes de mise en scène. La plus aboutie reste celle de Peter Sellars, qui a «ritualisé» les deux Passions en compagnie du chef Simon Rattle et de ses troupes berlinoises, entre 2010 et 2019, pour quatre exécutions mémorables dont le DVD a gardé la trace. Le chœur vêtu de noir y mime les mouvements de foule alors que les solistes jouent les scènes du calvaire.
C’est cet esprit qu’a voulu ressusciter Charles Barbier dans la basilique de Saint-Maurice, avec également une mise en espace et la volonté de tendre la main à tous les publics, y compris ceux qui n’ont aucune familiarité avec Bach ou le récit biblique. Dirigeant en même temps qu’il chante le rôle écrasant de l’Evangéliste, il incite la foule à chanter les chorals à l’unisson du chœur professionnel, ainsi qu’on le faisait à Leipzig, du temps de Bach. «C’est une chose courante dans les pays du Nord. Même ceux qui ne chantent pas se sentent ainsi faire partie de l’œuvre et de son profond mystère.»
Stephan MacLeod, lui, va au bout d’une autre radicalité, en réduisant à quelques voix les parties chorales, dans une forme d’épure qui rend à la polyphonie de Bach une lisibilité suprême, innervée par une ardente dramatisation du récit.
Mille manières
Féministe, immersive, minimaliste, ritualisée: il y a mille manières de défendre aujourd’hui ces «monuments éblouissants de l’histoire de la musique religieuse», selon la formule du musicologue Alberto Basso. «On peut jouer la Saint Matthieu 12 fois de suite sans s’ennuyer, et c’est la seule musique capable de ce miracle, renchérit Stephan MacLeod. C’est tellement inouï en termes de qualité de structure, d’architecture, de beauté des lignes… » Combien d’œuvres ont ce pouvoir de rallier toutes les sensibilités en une telle communion?
«La Passion: amours infinies, infinies amours», 55 souffleurs, 2 solistes et 100 chanteuses, cathédrale de Lausanne (22 avril), cathédrale Saint-Pierre de Genève (le 24), temple du Sentier (le 30), basilique de Saint-Maurice (1er mai). www.lapassion2022.ch
Les deux «Passions» dirigées par Simon Rattle et «ritualisées» par Peter Sellars («Saint Matthieu»: exécutions de 2010 et 2013, «Saint Jean»: 2014 et 2019, avec différents solistes). www.digitalconcerthall.com ou DVD.
Quatre versions majeures
Richter, l’océanique
Monumentalité et ferveur du message liturgique: c’est ainsi qu’on aimait les Passions dans les années 1950 et 1960. Le chef allemand Karl Richter en fut le prêtre indiscuté. Plusieurs enregistrements disponibles (Deutsche Grammophon) et des versions à regarder sur YouTube.
Corboz, le purificateur
Parmi les premiers à dégraisser l’ancien style d’interprétation, Michel Corboz livrait en 1977 une Saint Matthieu lumineuse. Transparence, souplesse, humilité: les bases de la révolution «baroqueuse» étaient posées (Erato).
John Eliot Gardiner, le patron
Le chef britannique avec ses English Baroque Soloists et son Monteverdi Choir livrent la synthèse parfaite entre intensité dramatique et ferveur sacrée dans les deux Passions, enregistrées à plusieurs reprises (chez DG). Version bouleversante de la Saint Jean captée au Royal Albert Hall de Londres (YouTube).
MacLeod, le radical
Très peu de voix choristes, une transparence de vitrail, un récit que le geste du chef genevois, et son ensemble Gli Angeli, rend palpitant de bout en bout: la belle épure de la Saint Matthieu parue en 2020 sera suivie l’an prochain par la Saint Jean (Claves).