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Le 49e Montreux Jazz Festival débute vendredi avec un concert du duo parisien Ibeyi. Révélation électro-pop aux tambours mystiques

Ce peuple yoruba dont Ibeyi traque la mémoire
Musique Le 49e Montreux Jazz Festival débute vendredi avecun concert du duo parisien Ibeyi
Révélationelectro-pop aux tambours mystiques
La gémellologie est formelle. Il y a dix fois plus de jumeaux qui naissent parmi les Yorubas que dans n’importe quel autre peuple au monde. Personne ne sait pourquoi. La consommation effrénée de patates douces? La génétique? Ou alors, le fait que les jumeaux sont là-bas vénérés comme des dieux vivants, exposés dans les marchés et qu’ils apparaissent souvent sous la forme de statuettes écartelées, aux tempéraments antagonistes: Ibeyi, l’esprit des paires dépareillées. Lisa-Kaindé et Naomi Díaz ne sont pas seulement les petites révélations electro-pop, brutalement inventives, d’une culture globalisée qui doit beaucoup à ce peuple étalé sur trois pays au moins (Nigeria, Bénin, Togo). Elles constituent le dernier maillon, urbain et cosmopolite, d’une chaîne glorieuse qui a vu une religion africaine conquérir le monde.
Elles ont 20 ans. Belles et héroïques, chacune à leur manière. Elles s’engueulent à tout bout de champ et se complètent sans se concerter. Il y a quelques mois, le duo Ibeyi a publié son premier album, une croisade pacifique de rythmes syncopés, de compression digitale et de voix en dentelles. Elles sont nées un peu partout, à Paris peut-être, à Cuba sûrement, dans les tambours mystiques de leur père surtout. L’un des plus brillants percussionnistes de son temps, Anga Díaz, né à l’Ouest de La Havane et décédé très jeune en 2006. Elles avaient 11 ans. «Notre duo nous a permis de survivre», dit Lisa, l’air d’être toujours connectée à des fantômes bateleurs. Anga Díaz était un monument de la percussion afro-caraïbe. Après avoir enregistré autant avec le pianiste cubain Chucho Valdés, avec les Américains Steve Coleman, Roy Hargrove ou le Buena Vista Social Club, il gravait son seul album personnel un peu avant sa mort. «Echu Mingua», qui porte le nom d’un dieu yoruba.
Une musique aux racines longues. Thelonious Monk, John Coltrane, des Africains, des DJ’s, la musique rituelle de la santeria cubaine, le tout mixé à l’aune de traditions pollinisées par la traite esclavagiste, les va-et-vient identitaires, l’une des premières globalisations culturelles de l’histoire. Savaient-ils, les négriers, qu’ils ne transportaient pas seulement des bras mais des dieux? Au Brésil, en Haïti, à Cuba, à La Nouvelle-Orléans et dans nombre d’autres contrées américaines, les noms du panthéon yoruba sont encore chantés chaque jour. Ogun. Chango. Eleggua. Dix autres. L’architecture spirituelle, inaltérable, d’un savoir qui a résisté à toutes les censures, à l’esclavage, au christianisme.
Quand on aime les musiques américaines, qu’on a entendu ces prières chantées par Gilberto Gil, ces rythmes relancés par Louis Armstrong ou les orchestres havanais, il est décisif de se retrouver, un petit matin, dans la matrice même de la foi yoruba. Au Nigeria, le dieu Ogun a donné son nom à un Etat entier. Et la déesse Oshun, maîtresse des eaux douces, a baptisé une rivière qui sillonne entre les pentes à pic et les statues minérales. C’est de là, sans doute, que tout est parti. Malgré les conversions massives de pasteurs évangéliques, malgré le commerce imparable de la suprématie monothéiste, il reste au Nigeria des prêtres yorubas qui jettent à terre des coquillages pour savoir ce qui arrivera demain. Mais c’est surtout dans la musique, dans l’afro-beat de Fela Kuti, dans la juju compulsive de King Sunny Ade que la pensée yoruba a continué d’exister.
On le voit bien chez Ibeyi, ces mutines des dancefloors, les rythmes yorubas charrient davantage qu’une pulsation. Une vision du monde. Même dans les contextes les plus triviaux, même codés par les boîtes à rythmes, ils demeurent sacrés. La clave cubaine. La syncope jazz. Le chaos impérieux des carnavals de Salvador de Bahia. Le long étourdissement de la soul africaine, celle de Fela et de ses successeurs, où la cloche répond à la caisse claire qui répond elle-même au frottement des graines sur la calebasse: tout s’articule dans un ordre cosmogonique qui fait de la partie la réponse au tout. Lisa et Naomi, les jumelles d’Ibeyi, sont nées de ces rythmes. Quand son père est mort, Naomi a immédiatement saisi son cajòn, une percussion en caisse de bois, outil des esclaves péruviens récupéré par les tapageurs du flamenco espagnol. Elle n’a pas laissé le silence l’envahir. Elle l’a rempli douloureusement d’une battue de funérailles qui se retrouve à tout instant dans le lumineux album d’Ibeyi.
Il s’ouvre sur un chant pour Eleggua. Le dieu des portes d’entrée. Un tricotage de voix en langue yoruba. C’est étrangement leur mère vénézuélienne, davantage que leur père, qui les a conduites sur la piste de ces origines éparpillées sur deux continents. Enquêtrices des studios mondialisés, elles traquent les indices d’une persistance yoruba partout où elle se love: les tambours batas du Nigeria et de Cuba, la house expérimentale de Chicago, le funk désespéré de Detroit, trouver le yoruba où il se cache sans qu’on n’y chante plus nécessairement le nom. Elles en appellent aux spectres, aux rivières, aux hommes-tempêtes, en anglais, en langue africaine. Elles pratiquent une transe intérieure, souvent murmurée, le vaudou des chambres secrètes plutôt que de la terre battue. De très haut, leur père doit goûter cela. Avoir laissé derrière lui deux petits prodiges qui finissent par trouver l’universel dans leur nostalgie des origines.
Ce n’est pas anodin. Ibeyi a du succès. Partout où elles vont, dans toutes les publications où elles s’expriment, elles évoquent ce mystère la plupart du temps ignoré. Comment ce nom est-il si mal connu alors que l’essentiel des musiques populaires que l’on écoute sont des dérivés plus ou moins fantasmés d’une même source? Comment l’exode forcé d’une partie des Yorubas dès le XVIIe siècle n’a-t-il pas donné naissance à une des mythologies contemporaines les mieux célébrées? Dans leur quête éperdue de mémoire, les jumelles Díaz réparent une injustice. Avec une légèreté juvénile, une élégance qui n’a rien d’académique, elles replacent les Yorubas au cœur des créolités de notre monde.
Ibeyi en concert. Ve 3 juillet, 20h30. Montreux Jazz Lab. www.montreuxjazz.com Ibeyi, «Ibeyi» (XL Records)
Elles pratiquentune transe intérieure, souvent murmurée, le vaudou des chambres secrètes plutôtque de la terre battue.