Concert
Le musicien new-yorkais, expert en drones microtonaux et narcotiques, est l’invité, mercredi à Lausanne, du LUFF

Est-il est possible d’apprécier une musique qui semble n’avoir ni début ni fin, qui n’offre aucune mélodie et dont les notes qui la constituent proviennent d’un seul instrument et sont jouées presque à l’unisson? Oui, car dans ce «presque» se cachent des millions de choses – et ça, Phill Niblock l’a bien compris.
Phill Niblock est un alerte octogénaire new-yorkais: visage plutôt rond, fines lunettes, barbe acceptable – on le sent affable, il semble qu’il le soit. Dans les années 1950, il se baladait avec un appareil photo dans le monde du jazz – on lui doit entre autres de très belles images des sessions de Duke Ellington. Dans les années 1960, il se mettra à faire des films qu’on pourrait qualifier d’aléatoires – seul critère pour qu’il pose sa caméra quelque part et se mette à enregistrer: qu’il y ait des gens à filmer, quelle que soit leur activité.
Souffler, frotter, chanter
C’est à cette époque-là aussi qu’il se met à s’intéresser à la musique, ou plutôt à l'«anti-musique», comme il dit (celle qui n’aurait ni début, ni fin, etc.). Comme il avoue ne maîtriser aucun instrument, il enregistre des amis qui, eux, savent souffler, frotter, voire chanter. Il a une intuition: il n’enregistre que des notes tenues, jouées sans vibrato. Toujours la même, au pire à l’octave. Plusieurs segments de quelques secondes à chaque fois.
C’est ensuite le travail de labo qui commence: Niblock coupe dans les bandes magnétiques, les rapièce, les recolle, réenregistre ces collages (c’est une forme de ce qu’on appelle l’overdubbing) pour en faire des segments de plus en plus étendus: des pièces complètes, souvent longues de plus de vingt minutes. Et c’est là que le miracle se produit: les agglomérations de notes uniformes se mettent à babiller, à se chamailler, à pulser, à faire apparaître d’autres qu’elles-mêmes.
De petites interférences
La raison en est assez simple: l’homme est faillible, l’instrumentiste aussi, et lorsque ce dernier tente, comme Niblock le lui demande, de reproduire plusieurs fois la même hauteur chromatique, il se fourvoie fatalement de quelques portions de hertz – et ces petites interférences (ce «presque à l’unisson») entre ondes sonores voisines créent des jeux d’harmoniques microtonales qui elles-mêmes bâtissent des univers entiers: des accords se présentent sans qu’on ait pressenti leur survenue, à la limite de la dissonance, des lames de sons se mettent en boucle par le seul fait qu’elles interagissent. Le résultat peut faire penser aux expériences sur le drone que LaMonte Young a menées à la même époque avec le Theatre of Eternal Music: mais là où la musique de Young est ancrée dans la tradition du raga indien, celle de Niblock a plutôt affaire avec le radicalisme explosif de John Cage.
En cinquante ans de carrière musicale, Phill Niblock a produit une discographie longue comme une escadrille de bras (l’apparition de l’informatique dans le domaine lui ayant considérablement simplifié la tâche). Mais son esthétique n’a jamais dévié d’un iota: les drones de Niblock sont des pièces psychoactives massives (il joue souvent très fort), tactiles, irréelles dans le paradoxe de leur immobilité dynamique (on n’a malheureusement pas trouvé meilleure description), et suffisamment puissantes pour vous élever et vous aplatir d’un même geste.
Phill Niblock. Dans le cadre du LUFF. Me 17 à 22h.