Débourser 129 euros pour obtenir 10 000 à 20 000 écoutes de ses propres titres musicaux sur les plateformes de streaming? Voilà les tarifs pratiqués qui permettent aux acteurs de la production musicale d’augmenter artificiellement le nombre d’écoutes d’une chanson ou d’un artiste, et donc son classement sur les sites de streaming. De la même façon que de faux commentaires vantent les mérites de tel ou tel restaurant sur des sites web, les fausses écoutes en ligne se monnaient sur internet. Elles représentent même entre 1% et 3% des écoutes réalisées en France, soit entre 1 et 3 milliards de streams, selon les données de 2021 dévoilées ce lundi par une étude du Centre national de la musique (CNM), une organisation française qui chapeaute la filière.

En «gonflant artificiellement le volume de consommation d’un ou plusieurs titres, on accroît la notoriété et la valeur économique d’un projet ou d’un artiste», dénonçait début décembre l’Union des producteurs phonographiques français indépendants. L’étude du CNM s’est appuyée sur les données de certaines plateformes (Deezer, Qobuz, Spotify) et des distributeurs (Universal, Sony, Warner, Believe et Wagram).

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Un million de lectures pour 6499 euros

Il est «certain que la réalité des faux streams dépasse ce qui est détecté, sans qu’il soit pour autant possible de parvenir à un chiffrage précis, puisqu’ils n’entrent pas dans le champ de la détection», développe le président du CNM, Jean-Philippe Thiellay. Les «chiffres qui circulent dans les médias, très supérieurs à 3%, ne reposent sur aucune donnée établie et démontrée, ce qui ne nous permet pas pour autant de les contredire», ajoute le responsable. Certains professionnels «ont indiqué être directement démarchés par des prestataires présentant leurs offres d’augmentation artificielle de streams, et Deezer constate une hausse de la fraude détectée en 2022», expose-t-il encore.

France Inter s’est procurée un mail avec des tarifs d’une société qui promet ainsi des streams «100% français», qui ne «sont pas des bots (des auditeurs virtuels, ndlr) mais des personnes réelles qui écoutent vos titres». Selon cette radio, les prix vont de 129 euros le pack de 10 000 à 20 000 streams, à 6499 euros pour plus d’un million de lectures. Le Centre national de la Musique, pour son étude, a collaboré avec la plupart des acteurs de la filière. Mais l’instance déplore «que des acteurs comme Amazon Music, Apple Music et YouTube n’aient pu ou souhaité partager leurs données suivant le périmètre d’observation défini, malgré toutes les garanties de confidentialité».

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L’instance définit la manipulation frauduleuse des écoutes en ligne comme «l’augmentation artificielle du nombre d’écoutes ou de vues, par des robots ou personnes physiques, dans le but de générer un revenu, d’améliorer la performance d’un titre dans les palmarès et/ou d’orienter un système de recommandation (playlists, recherche)». «Fermes à streams (ordinateurs en réseau, ndlr), piratages de comptes, l’imagination des pirates est riche et évolutive», regrette encore le CNM.

Baisse de revenu pour les artistes

Tous les domaines sont concernés: hip-hop, pop/rock, classique, chanson française ou musiques d’ambiance. Dans le détail, sur Spotify et Deezer, «la très grande part des streams détectés provient du hip-hop/rap: c’est assez logique puisqu’il s’agit des genres les plus écoutés (plus de 50% du top 10 000 sur Spotify et 40% sur Deezer)», relève encore le CNM. Pour autant, «rapportés au nombre total d’écoutes de titres hip-hop/rap, ces streams frauduleux ne représentent qu’un très faible pourcentage, 0,4% sur Spotify et 0,7% sur Deezer». En comparaison, la part des streams détectés «comme frauduleux sur l’ensemble des écoutes d’un genre donné est nettement plus élevée sur les musiques d’ambiance (4,8% sur Deezer)».

Dans le système actuel de répartition des revenus du streaming musical – globalement un pot commun divisé en faveur du plus écouté –, celui «qui gonfle ses chiffres d’écoutes retire une part de rémunération à tous ceux qui ne trichent pas», analyse le CNM. «Ces fortes augmentations du nombre d’écoute, si elles ne sont pas accompagnées par une augmentation du nombre d’abonnements, entraînent machinalement une diminution de la valeur de chaque stream… et donc, potentiellement, de la rémunération des artistes» relève pour sa part France inter.

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Disant prendre «la manipulation du streaming très au sérieux» et faire des «efforts» pour combattre ce phénomène, un porte-parole de Spotify France a pour sa part assuré à l’AFP que ces flux artificiels «n’ont pas eu d’impact sur la rémunération des artistes». Lutter contre cette fraude, c’est se heurter à un écueil: «dans la plupart des cas, le commanditaire à l’origine de la demande de manipulation des streams sera rarement identifié et identifiable», concède le Centre national de la musique. L’instance propose l’élaboration d’une «charte interprofessionnelle de prévention et de lutte contre la manipulation des écoutes en ligne». Le CNM réalisera aussi une nouvelle étude en 2024.