Imaginez un monde où les teen-agers partagent les goûts de leurs parents. Où les garçons s’habillent comme leur père, portant costume triste sur chemise immaculée rentrée dans pantalon sombre. Où les filles arborent les robes monotones et queue-de-cheval austère de leur maman. Pas de maquillage, de couleur, de fantaisie: à peine 16 ans et déjà vieux ou vieille!

C’était il y a soixante ans à peine, avant que le rock ne s’en mêle et précipite l’avènement d’un marché spécifiquement consacré aux adolescents. Depuis, chaque génération connaît ses modes outrées ou scandaleuses, toutes liées par une même illusion délicieuse: affirmer son autonomie et exprimer la révolte. Rocker, Ted, mod, punk ou b-boy: au fond, tous les mêmes!

Solution magique

«La mode n’existe pas seulement dans les robes, disait Coco Chanel. Elle est dans l’air, c’est le vent qui l’apporte, on la pressent, on la respire, elle est au ciel et sur le macadam, elle est partout, elle tient aux idées, aux mœurs, aux événements.» Et à la fin des années 1950, l’événement sublime qui fait surgir en Occident une vogue nouvelle, inédite dans l’impact qu’elle s’apprête à exercer sur la jeunesse blanche d’après-guerre, c’est l’avènement du rock’n’roll: culture du bruit, culte du pouls noir martelé comme à coups de gourdin, qui convoque le sexe et invite le bassin.

«En ce qu’il a aussitôt drainé de mystère, d’espoir et d’oxygène, le rock est immédiatement apparu aux kids comme une solution magique afin d’exister, mais aussi de consommer», explique l’auteur irlandais Nik Cohn, pionnier de la rock critic et auteur d’un ouvrage clé consacré aux origines du rock’n’roll, Awopbopaloobop alopbamboom, (Allia, 1999). «C’est difficile à imaginer aujourd’hui lorsqu’on vend tout et n’importe quoi à des jeunes qui dominent pleinement le marché, poursuit-il, mais il faut se souvenir qu’autour de 1955, il n’existait absolument rien pour eux.»

Cinq ans plus tard? Les gamins se montrent prêts à claquer leur argent de poche pour goûter aux promesses illusoires du rock. Premières d’entre elles: autonomie, rébellion, danger. L’industrie les entend, mettant alors à leur disposition un ensemble consistant de films, de disques et de vêtements. Triomphe. Au début des années 1960, le rock business génère 20 millions de dollars aux Etats-Unis!

Prêt à choquer

T-shirt uni, perfecto noir et jeans pétrole. Plus d’un demi-siècle après la sortie des longs L’Equipée sauvage (1953) et La Fureur de vivre (1955), les modes issues de la matrice rock composent toujours leurs esthétiques autour de ces basiques. Au cuir de hors-la-loi porté par Marlon Brando chez Laszlo Benedek, comme au denim écorché arboré par James Dean dans l’œuvre culte de Nicholas Ray, des styles successifs apportent leurs variations, infimes ou sensationnelles, c’est selon: clous, chaînes, épingles à nourrice, textile lacéré. Mais aussi crâne rasé, cheveux longs, iroquoise, tatouages ou peau scarifiée.

Tout, pourvu que «ça choque les adultes et que l’establishment enrage», comme le souligne Legs McNeil, figure du punk-rock new-yorkais des seventies et coauteur de la somme Please kill me: l’histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs (Allia, 2006). «A chaque génération, et quel que soit le mouvement dont il est question, les éléments clés sont les mêmes, jure McNeil: renverser les conventions et dynamiter les codes admis de la beauté.» Ainsi, on peut isoler chaque nouveau courant musical et la mode qui lui est associée et constater combien, de façon étrangement prévisible, elle se modèle en réaction au courant dominant. «Pour qu’un style s’impose, il doit toutefois répondre à quelques conditions, tempère Nik Cohn: que les gamins pensent en le découvrant: «Je veux être ça», et que leurs aînés les détestent pour ce choix.»

Sublime perdant

Choquer: aucune autre sous-culture issue de l’arbre rock’n’roll ne s’y est employée avec autant d’ardeur que le punk. Son credo? «En premier lieu s’exprimer, clamer j’existe», selon Legs McNeil. Mais cette fois non plus en ado assommé d’ennui grandi dans une société d’abondance, mais coincé dans la peau d’un «perdant sublime».

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Laissés pour compte d’une nation fondée sur la consommation et enfants échoués d’une ville, New York, déclarée en faillite au cours des années 1970, les punks se font le miroir d’un système essoufflé, inventant une esthétique de la décadence, déclarant belle la laideur et s’attifant des symboles de la déchéance.

Culture du malaise

Habits souillés, troués ou marqués au feutre de slogans licencieux (le t-shirt marqué «Please Kill Me» porté par Richard Hell, chanteur de Television), tartan écossais ou Rangers boueux: le punk new-yorkais recycle et fait s’entrechoquer de manière effarante symboles, fripes et accessoires évoquant violence ou désastre, donnant lieu à une culture du malaise bientôt diffusée en Angleterre par le publiciste Malcolm McLaren – par ailleurs compagnon de la styliste Vivienne Westwood.

Ici, question mode, boucan, déprime et gueule de bois, on en connaît long, le pays englué dans la crise étant également à la pointe du rock depuis le début des sixties. Jusqu’aux Fab Four, il avait néanmoins principalement vécu sous le joug culturel des Etats-Unis, interprétant avec une radicalité que ne connaissait pas l’Amérique les courants artistiques qui lui parvenaient. Mais alors qu’au début des années 1960 le rock outre-Atlantique délaisse la férocité des pionniers, les cités anglaises voient, elles, fleurir «le premier mouvement culturel jamais porté des adolescents occidentaux», selon Barry Miles, auteur de l’essai Ici Londres! Une histoire de l’underground londonien depuis 1945 (Rivages, 2014): les Teddy Boys, fous de rock, rebelles absolus. 

Aristocratie urbaine

«Les Teds, c’est avant tout les créateurs d’un style absolument original fait de jeans moulants, de vestes trois-quarts, de chaussures à bout pointus et de banane gominée, rappelle Barry Miles. Un style dont sont issus tous les mouvements culturels fondés par la jeunesse britannique après eux. A commencer par les mods et les rockers, leurs plus immédiats descendants.»

Et ceux-là, il convient de les présenter. Issus des classes moyennes britanniques, les premiers sont de jeunes narcissiques aspirant à la grandeur. Chez eux, on ne se contente pas seulement de porter des vêtements, on le fait dans le respect de codes rigoureux. Ou, comme le détaille Paolo Hewitt dans l’essai Mods, une anthologie (Rivages, 2011), «les cheveux dégradés à la manière des étudiants sages, avec raie sur le côté, chemise d’un blanc éclatant, italienne et à col rond, une veste courte taillée au style romain, des pantalons étroits sans revers, quarante-deux centimètres de tour en bas maximum et des pompes à bouts pointus.» Tournés vers une culture mondiale et l’avenir, les mods célèbrent cette société de consommation dans lequel ils ont grandi, et que reflète leur style sophistiqué.

Comme les soldats

En tout point, les rockers sont leur négatif. Issus des classes ouvrières, principalement originaires des campagnes qu’ils sillonnent vêtus de cuir, chevauchant leur BSA, ces jeunes fascinés par le Brando de L’Equipée sauvage vivent dans la nostalgie, copiant le mode de vie des soldats américains qui, au retour des combats, s’étaient engagés dans la marginalité.

Opposés en tout, mais néanmoins liés par une haine féroce qui les fait s’affronter lors de rixes monstres, ces deux groupes préfigurent les courants pop qui allaient naître en Grande-Bretagne au cours des décennies suivantes: les hippies (à l’opposé), les skinheads (leurs plus évidents héritiers), les punks bien sûr, et jusqu’aux nouveaux romantiques des années 1980…

«No look»

«Pour s’affirmer et durer, chaque nouveau courant culturel doit offrir sa propre vision de l’art et du territoire, rappelle Barry Miles, tout en prenant soin de recycler ou de détourner les codes imposés par leurs aînés.» Un jeu subtil où les esthétiques sont constamment contestées ou soumises à réappropriations et interprétations.

Songez aux looks scandaleux des tenants du glam rock des sixties surgis en réaction à une pop sombrée dans le conformisme. Aux strass affichés par les disco-kids des années 1970 dans un contexte de répression des communautés gays, noires et latines aux Etats-Unis. Au «Grand-Guignol» du hard rock façonné à coups d’images kitsch ou bêtement sexistes afin qu’advienne le scandale (rémunérateur) marketé par MTV. Aux flamboyances des b-boys, arborant sneakers immaculées, casquettes en feutre, t-shirt ou anorak fluo lors de l’éclosion du hip-hop dans les interstices délabrés du Bronx. Aux recherches stylistiques minimalistes glacées ou bien ténébreuses suivies par les adeptes de la new wave ou les gothiques, comme au no look affiché par les techno kids durant l’ère rave, alors même que la crise économique perdurait et que les libertés diminuaient…

Points communs de tous ces courants depuis passés à la postérité? Tous ont été porteurs d’une même promesse illusoire: cette «authenticité» sur laquelle un mouvement culturel bâtit nécessairement son discours avant que, inévitablement, l’industrie ne s’en mêle. «Chaque courant né de l’underground est comme du caviar pour le marché, conclut Legs McNeil. Rock, punk, hip-hop: des styles nés de la révolte qu’on a vidés de leur substance pour en faire des produits manufacturables aussi subversifs que le serait une canette de soda.»

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Underground Resistance crée sa collection capsule

Le label techno de Détroit, célèbre pour ses prises de position anticommerciales, engage un partenariat avec la marque de vêtements Carhartt. La planète électro s’étrangle.

Pour les fans de musiques électroniques, Underground Resistance («UR») évoque l’excellence de productions, dont certaines comptent parmi les plus célèbres de la techno mondiale («World 2 World», «Final Frontier», etc.), et une franche détermination à ne jamais rien concéder au business. L’automne dernier pourtant, le collectif créé en 1989 annonçait lancer une ligne éphémère chez l’américain Carhartt. Emotions dans les rangs des techno kids pour qui cette alliance valait pour trahison d’un idéal. Pas moins.

Crise des puristes

«Vendus», «ça s’offre au premier venu et ça dit underground!» A l’annonce du partenariat entre UR et le fabricant de vêtements de travail et de sportwear né un siècle plus tôt à Détroit, les insultes fusaient sur le Web. Mais pouvait-il en être autrement? Paradoxalement célèbres pour fuir les médias et avoir notamment donné des concerts masqués, les membres du légendaire label techno imprimaient sans explication leur logo sur une ligne de sweat-shirt, parka ou sac à dos uniformément noirs – et pas mal, au demeurant. Crise chez les puristes.

Mais c’est ainsi: durant trois décennies, son intransigeant public n’avait vu aucun problème à soutenir UR en achetant ses t-shirts et ses bonnets – Jeff Mills, cofondateur de la plateforme, rappelant récemment combien il passait à une époque plus de temps à envoyer du textile par courrier, qu’à composer. Mais que les mêmes fringues trouvent un relais plus efficace auprès d’un fabricant d’envergure mondiale, cela pas question!

Se salir les mains

Coupable d’une communication proche de zéro, UR rectifiait finalement le tir par un sobre communiqué. «Nous portons Carhartt depuis les années 1980 pour des raisons pratiques: la construction, la conduite et la mécanique automobile.» C’est là un point ignoré par leurs fans: la techno underground, ça ne paye pas. Tous les membres du collectif travaillent au quotidien dans des garages ou dans le bâtiment.

Indiscutablement respecté dans sa ville pour avoir initié plusieurs programmes d’aide aux déshérités, le label profitait ainsi de la controverse pour rappeler à ses admirateurs ce que ce dernier probablement encore ignorait: «Motor City» a été «fondée par la classe ouvrière». Son cœur a beau être aujourd’hui abandonné et ses industries délocalisées, ce qui demeure dans cette plaie urbaine pourrissante est faite «de cols-bleus qui aiment se salir les mains».