Souvent, cinq minutes laissées en bis disent plus long qu’une heure et demie de concert. Parce que ces instants hors programme procèdent du don, du plaisir qu’un musicien et son public partagent en point d’orgue, comme une communion finale et fugitive. Mardi soir au Victoria Hall de Genève, Radu Lupu offrait Brahms – l’Intermezzo op. 118 N° 2. Le légendaire pianiste roumain n’est jamais meilleur que dans ces sphères de bonté douce, mousseuses et mordorées, auxquelles il prête son toucher exceptionnel.

Il y a là tout l’art de Lupu. Brouillards limpides dans la main droite, au lyrisme caressant et jamais fabriqué. A gauche, générosité éloquente des graves, parés d’une épaisse enveloppe de pédale qui permet à l’artiste, si timide, de dire ses mystères sans se dévoiler. A 64 ans, Radu Lupu est plus que jamais ce barbu secret et introverti qui privilégie les climats intimes, pour mieux murmurer ses rages.

Avec l’âge, la tendance est allée en s’accentuant. Les deux grandes sonates (Beethoven et Schubert) qui font la trame du programme affichent des tempos lents, des angles arrondis, un jeu décanté qui mène parfois la ligne au bord de la rupture. Cette sensation d’inertie peut désorienter; on est loin du jeune Lupu qui, dans les années 1970, insufflait une certaine verve à l’ampleur naturelle de son geste.

Pourtant, le pianiste a gagné en pouvoir d’évocation ce qu’il a perdu en acuité virtuose. Plutôt qu’un cri, son Appassionata de Beethoven est une lande désolée et inquiète où les quelques sursauts (la poigne des accords!) n’en apparaissent que plus violents. Surtout, Radu Lupu laisse son inspiration venteuse assouplir le cadre rythmique. A défaut de cartographier en détail les myriades de notes, il phrase en grand. Voire en gros, lorsque l’exigence technique se fait très forte.

Avec la vaste Sonate en la majeur D 959 de Schubert , le concertiste touche son répertoire de prédilection. Tournés vers la délicatesse du chant, les trois premiers mouvements donnent à entendre une expression orientée vers le dedans, où la subtilité des couleurs prime sur toute volonté de brillance et de démonstration. L’étonnante fougue du dernier allegretto, elle, révèle un Lupu agile et espiègle, comme régénéré.

Reste la mélancolie cotonneuse de Janácek, que distillait miraculeusement le cycle Dans les brumes, en ouverture de récital. Entre nostalgie d’eau-forte et timbres d’aquarelle, Radu Lupu y déploie tous ses dégradés, mélange inimitable de profondeur romantique et d’apesanteurs impressionnistes.