Pourquoi le rap s’en est-il pris au kung-fu?

C’est un pigeon dans un ciel sans nuage, une caméra qui flotte au-dessus des périphéries de la côte Est, un gros type à la paupière tombante qui lit sous sa capuche noire un guide pratique à l’adresse des samouraïs; c’est surtout une musique, le tempo lancinant, brisé, sur une flûte trafiquée, elle est signée RZA. En 1999, Jim Jarmusch sort le film Ghost Dog, l’ode définitive au carrefour afro-asiatique. Et il demande au gourou rap de Staten Island, l’âme rimée de la faction Wu-Tang Clan, d’en signer la bande originale. Alors que le Wu-Tang, ce groupe fondé en 1992 sur la terre bitumineuse de Staten Island, prend Genève le 18 juin, petit retour subjectif sur ce pont étrange lancé un jour entre le rap des ghettos et les philosophies martiales de l’Asie ancienne.

RZA, né Robert Fitzgerald Diggs en 1969, n’a pas toujours été le sorcier de la production, le poète sulfureux du hip-hop américain. Il a été un gamin qui séchait les cours pour voir des films. Dans une interview de 2008, pour le magazine Film Comment, il raconte ses premiers émois de cinéphile compulsif: «En 1979, mon cousin m’a amené à la 42e Rue pour regarder des films de kung-fu et j’ai été sidéré. Après ça, on y retournait chaque semaine. Il y avait un film réalisé par Chang Cheh, Five Deadly Venoms. Quand je l’ai vu, j’ai été aspiré. L’histoire et les personnages étaient fous. Le crapaud, le lézard, le scorpion, le serpent et le mille-pattes. C’étaient comme des superhéros. Et il n’y avait pas de flingues, juste du combat à mains nues.» Naissance d’une mystique.

«Je suis devenu un disciple de Shaolin», dit encore RZA. Avec Ol’Dirty Bastard, le Thelonious Monk du rap avec lequel il fondera Wu-Tang Clan, RZA écume les salles new-yorkaises de séries Z, ils s’extraient des sièges et s’inventent en tapageurs de Chine, reproduisant trait pour trait des chorégraphies de combats où il s’agit davantage de funambulisme que de boucherie. «Dans la foulée, après s’être exercés aux arts martiaux, on allait se battre avec des MC du hip-hop comme s’il s’agissait de kung-fu.» La filiation évidente entre deux formes de duel, poétique et dansé, où rien ne vaut davantage que le coup qu’on ne porte pas mais qui terrasse.

En 1993, le premier album du Wu-Tang rend hommage, dans son titre, à l’un des plus célèbres films de kung-fu (The 36th Chamber of Shaolin, de 1978). Il s’intitule: Enter the Wu-Tang (36 Chambers). Et il mêle à jamais, dans l’inconscient hip-hop, la philosophie chinoise, le taoïsme et le bouddhisme, une certaine forme de reconquête identitaire par le recours à une pensée extra-occidentale; et une esthétique faite de sabres, d’idéogrammes et de corps acrobates. En 2003, au Studio Museum de Harlem, une exposition retraçait cette fascination de la culture afro-américaine pour les arts martiaux asiatiques. Son titre même se lisait à double sens: Black Belt, la ceinture noire du combattant, mais aussi la ceinture de goudron des périphéries-ghettos où les Noirs américains se sentent parqués.

Il y avait là une plongée radicale dans l’origine d’une connivence. Il faudrait revenir à Martin Luther King et à ses positions anti-guerre du Vietnam, à Malcolm X quand il revendiquait l’origine asiatique de l’homme noir («Nous sommes les descendants d’une nation noire d’Asie»). A travers la lutte pour les droits civiques, à travers la pensée panafricaine et ­l’anti-impérialisme des années 1960 et 1970, de nombreux activistes noirs aux Etats-Unis prennent le parti du Vietcong contre le gouvernement américain. Muhammad Ali refuse de servir en Asie: «Ma conscience ne me laissera jamais tirer sur un frère, sur quelqu’un à la peau sombre ou sur un pauvre qui a faim pour la grande et puissante Amérique. Pourquoi j’irais leur tirer dessus? Ils ne m’ont jamais appelé nègre.»

En parallèle, au début des années 1970, les films de la blaxploitation ramènent ces batailles idéologiques et sociales au cœur de la pop culture. Des réalisateurs afro-américains, dont Melvin Van Peebles, créent des héros noirs face à des Blancs mauvais, relisent l’histoire des Etats-Unis en renversant le point de vue hollywoodien classique. Dans les salles de cinéma fréquentées par la jeunesse noire américaine, le cinéma blaxploitation côtoie les films de kung-fu au point que les deux genres finissent par fusionner, notamment dans l’inoubliable Black Belt Jones de 1974, où l’acteur Jim Kelly brandit ses meilleures prises de karaté sous une coupe afro de toute beauté. Il ne s’agit pas seulement de ces corps athlétiques qui mêlent la danse à la lutte comme le jazz l’enseigne déjà depuis le début du siècle.

Mais, dans les meilleurs films de kung-fu, la séduction passe aussi par l’identification au nationalisme des marges, à la révolte des damnés de la terre et à un anti-impérialisme forcené: dans The Return of the Dragon, Bruce Lee combat des gangsters italiens et américains, mais aussi des mercenaires japonais. Il y a toujours, chez Bruce Lee, la gifle rendue par les opprimés. On ouvre cette porte paradoxale, celle qui mène des banlieues noires américaines aux monastères des montagnes chinoises du Wudang, et le champ semble infini: tandis que les militants afro-américains lisent abondamment le Petit Livre rouge de Mao qui célèbre l’émancipation noire aux Etats-Unis, le mouvement des Black Panthers enseigne les arts martiaux chinois à ses membres. Partout se lit, dans l’autodéfense d’une minorité qui conquiert ses droits, la trace d’une résonance entre deux univers aux antipodes.

Alors, quand RZA invente le Wu-Tang, cette milice polymorphe des proses urbaines, il incorpore des extraits de films d’arts martiaux dans ses chansons: «J’ai toujours trouvé une grande beauté au film Shaolin & Wu Tang de Gordon Liu. Quand j’ai entendu la réplique «Un jeu d’échecs est comme un combat de sabres, tu penses avant de bouger», je ne l’ai jamais oubliée.» Plus peut-être que les châtaignes imparables du kung-fu, c’est la concentration des sentences philosophiques qui touche RZA. L’autodéfense par le mot plutôt que par le poing. Comme dans le film Ghost Dog, baigné des enseignements séculaires et des phrases définitives du guerrier spirituel: «Selon les dires d’un ancien, prendre un ennemi sur le champ de bataille est comme un faucon qui capture un oiseau. Même s’il rencontre des milliers d’oiseaux sur son chemin, il n’accorde d’attention qu’à celui qu’il a repéré en premier.»

Plutôt que la rencontre fortuite de deux pop cultures dont les racines sont antiques, le mariage afro-asiatique est d’abord fusion de deux poétiques. Comme le scande GZA, autre pilier du groupe en concert à Genève: «Je suis plus coriace que des bottes d’esclave/Nouvelles recrues, je tabasse des hordes de MC.» Une phrase de moine-soldat.

Wu-Tang Clan en concert (complet). Jeudi 18 juin, 20h. PTR L’Usine, Genève. www.ptrnet.ch

On ouvre cette porte paradoxale, qui mène des banlieues noires américaines aux monastères des montagnes chinoises